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n’ai jamais rien vu de plus aimable et de plus singulier… » Peu s’en fallait en ce temps-là qu’on ne prît au mot Voltaire disant au chevalier de Boufflers : « Je vois en vous mon héritier ! » L’héritier était tout simplement un homme d’esprit tournant avec aisance de petits vers, une épigramme, un impromptu ou une chanson, racontant d’un trait ingénieux et malin son voyage en Suisse, enveloppant le libertinage d’une grâce légère dans Aline reine de Golconde, et enlevant vivement ce petit conte Ah si ! Tout est dans les détails, dans la broderie, dans le jeu et l’imprévu des mots.

Lorsque, bien des années après, l’Académie s’ouvrait devant cette réputation mondaine, Saint-Lambert, en recevant le chevalier de Boufflers, disait avec un art très habile des nuances : « La finesse de l’esprit, l’enjouement, je ne sais quoi de hardi qui ne l’est point trop, des traits qui excitent la surprise et ne paraissent pas extraordinaires, le talent de saisir dans les circonstances et le moment ce qu’il y a de plus piquant et de plus agréable, voilà, monsieur, le caractère de vos pièces fugitives. » Mme Du Deffand, de son côté, mêlant un peu d’humeur et de malice à la bienveillance, écrivait un jour dans la gazette familière qu’elle adressait à Horace Walpole : « Le chevalier est ici… Il fronde et a l’air de mépriser ce qu’il désirerait, auquel il ne parvient pas. Il a plus de talent que de discernement, de tour et de finesse, que de justesse… » Je rassemble tous ces traits d’une figure qui a passé dans ce siècle des apparitions fugitives. On ne savait pas alors, on sait aujourd’hui que le personnage si recherché, si fêté dans son temps, n’était pas le chevalier de Boufflers tout entier, que dans cette vie distraite, dispersée, partagée entre les camps, la société et les amusemens de l’esprit, sous cet extérieur frivole de galanteries faciles, de petits vers lestes et pimpans, il y avait du sérieux, de la sensibilité, de la délicatesse de cœur ; il y avait ce que Saint-Lambert appelle aussi un « homme supérieur à son genre, » ce que j’appellerai un autre Boufflers voilé, attachant et attaché dans l’intimité, gardant sous son costume de mondain spirituel un sentiment profond, presque ambitieux même à un certain moment par affection, et ce Boufflers inconnu, c’est le grand faiseur de miracles qui le fait, c’est l’amour d’une femme aussi distinguée elle-même que dévouée. C’est pour Mme de Sabran que le chevalier de Boufflers trouve dans un journal discrètement conservé des accens émus et sincères.

Le XVIIIe siècle, qui a laissé échapper tant de secrets, a gardé à peu près celui-là. Mme de Sabran, qui se dévoile aujourd’hui dans sa correspondance, ne semble pas avoir aimé beaucoup le bruit. C’était visiblement une femme aux dons brillans. La séduction est sur ce visage expressif où la grâce passionnée se mêle à l’esprit,