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pour la grâce et pour l’esprit ; il était le fils de cette brillante marquise de Boufflers, sœur du maréchal de Beauvau, qui avait régné à cette bonne petite cour de Lunéville dont le prince de Ligne parle comme d’une de ces choses disparues qu’il ne peut oublier. Séduisante avec son visage d’enfant plein de charme et sa gracieuse nonchalance, enjouée, spirituelle, aimée du roi Stanislas, célébrée par Voltaire, qui lui écrivait que, partout où elle serait, elle ferait les délices de ceux qui vivraient avec elle, la gracieuse dame d’honneur de Lunéville, comme cette autre Boufflers devenue la maréchale de Luxembourg, n’avait qu’à paraître pour plaire. Elle était de l’avis de Mme Du Deffand, qui disait : « Le sentiment ! vous trouvez le mot ridicule, et moi je vous soutiens que sans le sentiment l’esprit n’est rien qu’une fumée. » La marquise de Boufflers mettait l’un et l’autre dans une vie facile et heureuse, — philosophe comme la plupart des grandes dames de son siècle, comme la maréchale de Beauvau elle-même, et plaisantant gaiment de ce nom de « dame de volupté » qu’on lui avait donné à la cour de Lorraine. C’est de cette aimable femme que le chevalier de Boufflers était ne un peu sur les chemins, un jour que sa mère allait de Paris à Lunéville, vers 1738.

C’était une nature prédestinée aux singularités. Il avait commencé par être abbé, un abbé pourvu de riches bénéfices par le bon roi Stanislas ; puis il était devenu chevalier de Malte, il avait bravement fait ses premières armes en Allemagne, de façon à mériter avant l’âge la croix de Saint-Louis, et chemin faisant il n’avait cessé de montrer que, s’il n’avait pas pris la beauté dans l’héritage de famille, il avait du moins reçu de sa mère le goût du plaisir, la grâce piquante et l’humeur légère. Dès sa jeunesse, au dire de Grimm, il s’était signalé par les dons les plus brillans et « par beaucoup de folies, par des chansons gaillardes et honnêtement impies. » L’abbé avait décidément bien fait de s’émanciper pour courir la fortune des armes et de l’esprit. Tenant par sa naissance au plus grand monde, aux Beauvau, aux Mirepoix, à la maréchale, de Luxembourg, lié aux philosophes par ses opinions fort libres, distingué comme soldat malgré sa causticité, prompt aux aventures galantes, ayant le goût de tous les arts, poète, peintre et musicien, le chevalier de Boufflers avait tous les succès. Il semait les petits vers et les contes légers, il était partout recherché pour sa gaité malicieuse. Il allait à travers la Suisse à Ferney, et Voltaire, charmé de son visiteur, écrivait à sa mère, la marquise de Boufflers : « Vous avez bien raison d’aimer ce jeune homme, il peint à merveille les ridicules de ce monde, et il n’en a point. On dit qu’il ressemble en cela à madame sa mère. Je crois qu’il ira loin. J’ai vu des jeunes gens de Paris et de Versailles, mais ils n’étaient que des barbouilleurs auprès de lui… Je