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joies de l’ancienne cour des ducs de ce pays-là. J’ai vu les dernières magnificences de l’Europe… J’ai vu tout diminuer et périr tout à fait ! » C’est le résumé léger de ce XVIIIe siècle qui, examiné de plus près, n’est pas aussi simple dans son cours qu’il le paraît, qui a ses phases, ses métamorphoses successives, ses révolutions intimes précédant la grande révolution qui emporte tout. En 1750, il n’est plus déjà ce qu’il a été dans les premières ivresses de la régence, et il change encore vers 1775, il y a de cela cent années, à ce moment où, avec Louis XVI, avec la jeune et brillante Marie-Antoinette, s’ouvre un nouveau règne, destiné à être le dernier régné de la monarchie française, la dernière étape de cette société qui, en gardant jusqu’au bout son éclat, est remuée par des sensations, par des influences inconnues.

C’est l’époque où les salons se multiplient et deviennent comme les foyers d’une vie nouvelle pour cette société à la fois désœuvrée et excitée. Jusque-là, ce qui s’est appelé vraiment le monde existe à peine hors de la cour, hors de Versailles, de Fontainebleau ou de Choisy. Maintenant il s’émancipe et commence à vivre par lui-même. Il s’agite dans toutes ces réunions préparées et gouvernées avec tant d’art, au Temple, où la comtesse de Boufflers, l’idole, règne pour le prince de Conti, — chez la maréchale de Luxembourg, la grande régulatrice de la bonne compagnie et du bon ton, — chez la princesse de Beauvau, modèle d’aménité et de grâce dans les conversations, — chez Mme Du Deffand ou Mme Geoffrin, chez la duchesse de Gramont ou dans la maison de M. de Choiseul-Gouffier, à Montparnasse. Ces salons, où passent et se rencontrent les courtisans, les financiers, les écrivains, qui deviennent une puissance, les évêques, qui abandonnent leurs diocèses pour Paris, les abbés mondains, les femme les plus brillantes, ces salons sont l’animation et l’originalité de la seconde moitié du siècle. Là, selon le mot de M. de Ségur, on s’entretient de tout, de galanterie et de politique, de philosophie et de petits vers, dans la mesure d’une liberté qui n’a d’autres règles que le goût et la politesse. On s’intéresse à tout, à l’avènement ou à la chute de Turgot et à une aventure de boudoir, à la guerre d’Amérique et à une élection d’académie, en attendant de s’occuper du procès du collier, de M. de Rohan et de Cagliostro, de M. de Calonne et de l’assemblée des notables. On subit le charme de Voltaire, de celui qui jusqu’à son dernier jour déploie « l’infatigable mobilité de son âme de feu, » et on se passionne pour Rousseau. Ces salons ont leurs partis, leurs groupes distincts, ils font l’opinion. C’est la société française du temps, cette société qui, au courant d’une vie sur laquelle se projettent déjà des ombres invisibles, mêle la frivolité et la raison, l’insouciance et une sorte d’impatience.