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philosophie de l’auteur, ce qui n’est pas notre objet, disons qu’une entreprise aussi vaste menée à bien témoigne d’une force de conception, d’une étendue de science et d’une fermeté intellectuelle qui ne peuvent appartenir qu’à un esprit supérieur. Aussi peut-on affirmer que depuis la mort de M. Stuart Mill, et sans méconnaître les rares qualités d’analyse psychologique de M. Bain, l’un des émules de M. Spencer, celui-ci reste véritablement le chef de la nouvelle philosophie anglaise, qui depuis quelques années jette, comme on sait, un très vif éclat.

L’Introduction à la science sociale n’est pas indigne de la réputation de l’auteur. Si on peut lui reprocher des longueurs excessives et des développemens fatigans, ce qui est le défaut habituel des livres anglais, ce n’en est pas moins un livre très intéressant, plein de vues pénétrantes et frappantes, qui donnent toujours à penser, lors même qu’on résiste à l’auteur, et de vérités utiles à savoir ou à se rappeler. Bien consulté, bien entendu, sauf réserves que nous indiquerons, il peut être très salutaire, surtout en France, car les erreurs et les défauts qu’il constate ne règnent que trop généralement parmi nous : il nous enseignera en politique la patience, l’impartialité, l’esprit de conciliation ; il nous apprendra à faire des efforts sur nous-mêmes, à entrer dans la pensée des autres, à ne vouloir pas tout obtenir à la fois, à ne pas attacher une importance excessive aux formes de gouvernement, à ne pas tout attendre de l’état. Il nous apprend, ou du moins nous rappelle, ce que personne n’ignore, ce que tout le monde oublie, que la politique est difficile, qu’elle a pour objet les faits les plus compliqués, qu’elle demanderait par conséquent le plus d’étude, et que c’est à elle qu’on en consacre le moins. Telles sont les vérités principales développées avec une grande force, une remarquable précision, une abondance d’exemples dont nous ne regrettons que l’excès. En même temps cependant nous devons nous mettre en garde contre quelques tendances fâcheuses. L’auteur prouve parfois, et même trop souvent, plus qu’il ne veut : son livre, mal compris, pourrait aisément conduire à une sorte d’indifférentisme, de quiétisme, de fatalisme. Il a trop l’air de croire et il tend à faire croire que les choses vont toutes seules, de telle sorte que, tout en excitant en un sens l’activité individuelle, en un autre sens il l’amortit. Contentons-nous d’indiquer ces réserves et ces critiques ; l’analyse que nous allons donner fera voir si elles sont fondées.


I

De toutes les sciences, la plus utile serait sans doute celle qui nous apprendrait à nous gouverner, et c’est de toutes la plus