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enfouis dans des ravins, dispersés sur un sol fort accidenté, sont les « quartiers nouveaux. » Kief est donc moins une ville qu’une collection de villes qui communiquent entre elles assez difficilement. Il faut monter, descendre, tantôt par des pentes bien ménagées, mais interminables, tantôt par des casse-cou où le cocher russe lui-même n’aime pas à aventurer ses chevaux. Quant au sable, c’est par dunes qu’on le rencontre dans certaines rues, c’est par nuages que le vent, j’allais dire le simoun, le soulève par les temps de sécheresse. L’administration municipale, quelles que soient son activité et son intelligence, succombe parfois à la peine. Comment tenir entre ses mains cette grande cité qui va s’éparpillant comme une gerbe mal liée ? Kief est répandu sur 40 kilomètres carrés et n’a que 80,000 habitans ; comment les ressources pourraient-elles égaler les dépenses que réclamerait cet immense développement ? Mais quelle variété de points de vue se succèdent dans cette ville au sol tourmenté ! Au détour d’une rue, ou aperçoit tantôt le haut clocher de la Lavra, tantôt la masse imposante de la forteresse, tantôt les montagnes sablonneuses, ravinées, éventrées, qui bornent l’horizon. Nulle part on ne peut avoir une vue générale : j’ai pu visiter la Lavra, la vieille ville, le Podol, les quartiers nouveaux, jamais je n’ai vu Kief. Une des plus belles promenades, mais assez peu fréquentée, c’est la crête des dunes. On chemine sur l’emplacement des anciens remparts, entre des murs de couvens et l’espèce de précipice que forment les collines. D’un côté, on a les murailles en brique blanche du monastère de Saint-Michel, pardessus lesquelles regardent curieusement ses têtes d’or, puis l’enclos de la vieille église des Trois-Pontifes, la Déciatine avec sa lourde coupole verte, le gracieux Saint-André qui se dresse sur le promontoire le plus avancé, avec ses coupoles hardies, ses murailles blanches à garniture d’argent, sa sveltesse et ses élancemens de cathédrale. A vos pieds sont les couvens, les églises badigeonnées, les rues poudreuses ou bourbeuses du Podol, d’où monte un roulement continuel de chariots et le murmure des bruyans marchés. A la rive sont amarrés avec leurs grands mâts d’innombrables bateaux. Le Dnieper, aux blanches et dangereuses transparences, laissant deviner çà et là quelque perfide bas-fond, avec ses bras anciens et nouveaux, ses lits de rechange, tourne et retourne, se perd au milieu de ses lies, est partout à la fois, et, sans qu’on puisse toujours distinguer son cours réel, trouve moyen d’occuper ou de menacer un pays grand comme une province. Au loin, dans la campagne déserte, dans les landes couvertes de saules et de broussailles, parmi les bois du gouvernement de Tchernigof, on voit miroiter des flaques d’eau : c’est le fleuve qui a oublié là quelqu’une