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de Tours, sur lequel M. Léger a lu en russe un mémoire développé. M. Krouchtchof a esquissé une classification des sources relatives à cette fameuse bataille de Koulikovo, qui a inspiré à notre peintre militaire Yvon un de ses plus beaux tableaux. Le Dit de l’expédition d’Igor ne pouvait manquer de provoquer plusieurs essais d’interprétation, entre autres celui de M. Barsof. Ce curieux document de la littérature russe du XIIe siècle est un poème décasyllabique où l’on raconte comment le prince Igor marcha contre les païens polovtsi pour venger les souffrances du peuple chrétien, comment, après une bataille acharnée de trois jours, accablé par le nombre, il resta leur prisonnier, et comment il retrouva miraculeusement le chemin de la ville de Kief. C’est le seul débris d’une littérature qui présentait quelque analogie avec nos chansons de gestes. On sait que, si la Russie a beaucoup de poèmes épiques, ils s’y sont transmis jusqu’à nos jours par la tradition orale ; au contraire le Dit de l’expédition d’Igor a été, comme nos poèmes français, conservé par l’écriture, et doit être comme eux une œuvre de lettré. Ce précieux et unique manuscrit, découvert en 1795, a péri en 1812 dans l’incendie de Moscou ; heureusement on avait eu le temps d’en faire deux éditions. L’auditoire s’est surtout passionné pour la publication des Chansons historiques de la Petite-Russie, par deux professeurs de l’université de Kief, MM. Antonovitch et Dragomanof. Ces chansons forment l’histoire poétique de l’Ukraine, de ses longues souffrances, de ses longues luttes au temps de la terreur turque et tatare. M. Dragomanof a pris la parole pour examiner celles de ces ballades qui ont pour sujet une de ces unions incestueuses que rendait possibles la dispersion des familles chrétiennes sur les marchés de l’Orient : le frère et la sœur, le fils et la mère pouvaient se retrouver ensuite sans se reconnaître. On pensait généralement que, lorsqu’il est question dans les chansons petites-russiennes d’une de ces unions funestes, la fable a un fondement mythique. M. Dragomanof rappelle qu’il ne faut assigner une origine mythique à une chanson que lorsqu’on en a vainement cherché la source soit dans l’histoire, soit dans la tradition, soit dans la littérature des autres nations. Or, par la comparaison des ballades petites-russiennes sur ce thème avec celles qui ont cours chez les peuples voisins, le professeur kiévien démontre qu’elles ont toutes une origine étrangère. Les ballades où le frère se trouve avoir acheté sa propre sœur ont leur source en Serbie, d’où elles ont franchi les Balkans et le Danube ; celles où le frère rencontre sa sœur servante d’auberge ont leur prototype en Allemagne, d’où elles sont parvenues aux Petits-Russiens par l’intermédiaire des Slaves occidentaux ; les chansons sur le mariage du fils avec la mère procèdent directement d’une