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moderne, qui, étouffant dans sa première limite que marquait une barrière naturelle, l’a pour jamais franchie, et couvrira demain tout le comté de Westchester lui-même du pâté de ses innombrables maisons. Déjà, autour du Parc-Central, encore plus grand et non moins bien décoré que le bois de Boulogne, s’élèvent partout de longues lignes d’habitations. Malheureusement elles font tort au paysage, et dressent tristement leurs hautes parois de briques rouges sur un fond d’arbres toujours verts.

C’est dans le voisinage de ce parc que le beau monde aime aujourd’hui à habiter. Les riches marchands, les gros banquiers, les hommes d’affaires gorgés de millions, viennent fixer là momentanément leurs somptueuses résidences, jusqu’à ce qu’une nouvelle poussée des boutiquiers, qui montent avec le flot toujours croissant de la population, les force à s’éloigner encore. Que de gens ont ainsi changé de domicile tous les dix ou vingt ans ! A vrai dire, on n’a pas de foyer. On laisse en un instant tous les souvenirs du passé, ces souvenirs qui s’attachent aux lieux où l’on est venu au monde, où l’on a aimé, et qui sont si chers à quelques âmes délicates et sensibles. Le natale solum, qui faisait pleurer Ovide, semble faire vibrer à peine le cœur de l’Américain. Nul n’habite plus dans la maison de ses pères, à l’endroit où il est né. Naguère la 5e avenue, entre les squares Washington et Madison, était le quartier préféré. Il y a quelques années, c’était là que le dimanche à midi, au sortir des offices, on rencontrait dans leurs élégantes toilettes toutes les belles de New-York. Nombre de gens comme il faut n’habitent plus là aujourd’hui ; l’envahissement des modistes, des tailleurs, des restaurateurs, a chassé « l’aristocratie. » Il nous souvient que le vénérable inventeur de la télégraphie électrique, M. Morse, chargé de gloire et d’années, qui habitait en 1869 dans une magnifique maison de la 22e rue, au coin du square Madison, nous disait d’un air triste : « Il va falloir vendre ce logis, déménager, aller s’installer plus loin ; le commerce envahit ce quartier, hier encore si tranquille, si bien habité ! » Deux ans après, la mort frappait le vieux savant, et il allait trouver ailleurs et pour toujours le repos qu’il cherchait.

Aujourd’hui c’est entre les 35e et 60e rues, les 4e et 6e avenues qu’il est de bon ton d’habiter. La 5e avenue est sur ces points le quartier par excellence, même à partir du square Madison, c’est-à-dire de la 26e rue. C’est là que le riche marchand Stewart a son palais de marbre, au coin de la 34e rue. A la 60e rue commence le Parc-Central. Les rues qui vont de la 26e à la 33e étaient hier encore affectionnées du monde élégant ; il les a en partie abandonnées à des maisons de jeux et à de pires encore, où les viveurs, toute la nuit, tiennent leurs assises en permanence. New-York est assurément la ville la plus débauchée des deux Amériques.