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aux bonnes traditions en changeant de milieu. Il est payé comme un ministre, ce maître des basses-offices, jusqu’à 2,000 francs par mois.

Il faut se plier à la discipline de la maison, n’avoir faim de certaine façon qu’à certaines heures. L’étranger naïf qui est venu se perdre dans ces caravansérails étourdissans, et pour lequel quelques maisons, prenant en pitié ses caprices, ont essayé de monter des hôtels à l’européenne, regimbe et se plaint. On ne s’inquiète pas de ses critiques, on n’a pas le temps d’y répondre ; on ne cherche à retenir personne, et l’on a plus de monde qu’on ne veut. En entrant, il faut laisser son individualité à la porte ; vous n’êtes plus qu’un numéro taxé à tant par jour, sauf le vin et les extras, qui coûtent gros. À part cela, ce n’est que 4 ou 5 dollars, 20 ou 25 francs, dans les meilleurs endroits, moyennant quoi vous pouvez jouir de tous les avantages de ces capharnaüms. Vous ne devez plus rien à personne, pas même aux garçons, des nègres et des Irlandais, qui du reste sont vos égaux, vous servent le moins et le plus mal possible, mais ne vous demandent rien. Ils ne songent même pas à devenir en peu d’années millionnaires comme le patron qui tient l’hôtel. Il y a des familles qui aiment cette vie, qui s’installent sans façon à l’auberge, le mari, la femme, les enfans. Il est plus commode et plus économique de vivre ainsi en camp volant que tl’avoir un foyer à soi, et le luxe d’emprunt de ces maisons est fait pour plaire à des parvenus. Ces sortes de cliens à demeure, presque aussi nombreux que les voyageurs de passage, se font vite reconnaître. Le soir, les dames viennent dîner en tenue de bal, fleurs dans les cheveux, robe claire, décolletée. On mange à la hâte, on avale été comme hiver de pleins verres d’eau glacée, on s’abreuve de Champagne, puis tout ce monde se promène dans les longues galeries ornées de glaces, brillamment illuminées ; c’est la foire à la vanité dans son étalage le plus cru. Les hommes ennemis de la montre quittent la compagnie des dames, et s’en vont dans l’atrium de l’hôtel, l’immense vestibule d’entrée, mâcher silencieusement du tabac. Les bottes appuyées sur les fauteuils ou aux balustrades du fumoir, ils passent là des heures entières seuls ; ils ruminent dans leur cerveau les affaires de la journée ou s’endorment en rêvant à celles du lendemain.

Les grands magasins le disputent aux hôtels pour la somptuosité des façades, pour l’étendue des bâtimens. Le fameux marchand de nouveautés Stewart, qui de pauvre émigrant irlandais est devenu « le prince marchand, » a deux stores dans Broadway, un pour le gros dans le bas de la ville, l’autre pour le détail entre la 9e et la 10e rue. Ce sont deux monumens qui occupent chacun toute une île. Une armée de commis y aune, y emballe du matin au soir les