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Constantinople, les textes classiques se taisent, et les codes ne sont pas nés, les cent mille et quelques pierres sauvées du naufrage prennent une voix et parlent à leur place. Or, de ce riche arsenal d’inscriptions, plus des neuf dixièmes sont postérieures à César et antérieures à Constantin.

La plus grande partie de ces documens est publiée aujourd’hui, mais il nous reste à les étudier, à les comprendre et à les classer. La tâche est immense assurément, et un bien petit nombre de savans a osé l’aborder jusqu’à ce jour. Borghesi le premier a consacré une intelligence peu commune et soixante années de travail et de solitude dans sa retraite presque inaccessible du mont Titan, au sommet de la petite république de Saint-Marin, à défrayer ce vaste champ d’études, et en le faisant il a créé la science. L’Allemagne et l’Italie comptent quelques-uns de ses héritiers privilégiés, et la France en possède un ; il a sans doute formé des élèves, mais nous ne craignons pas d’affirmer que dans l’état actuel de cette science il n’existe chez nous qu’une seule chaire vraiment autorisée où l’on enseigne la véritable histoire romaine, la chaire d’épigraphie du Collège de France : c’est au pied de cette chaire qu’on apprend à lire dans ces archives dispersées sur toute la surface de l’ancien monde romain, c’est là qu’on obtient une révélation si longtemps attendue sur les procédés de cette conquête, dont le secret est non pas, comme on l’a cru, dans la valeur et la discipline des légions, mais bien plutôt dans la politique du sénat et des empereurs, conquête qui, loin d’être seulement une œuvre de violence, est avant tout une œuvre d’assimilation. Il n’est peut-être pas inutile à l’heure présente de répandre cette vérité rendue surtout sensible par le tableau de la domination romaine, qu’il ne sert de rien de battre et de fouler les peuples vaincus, que ce n’est là que le fait brutal de la victoire, et que le grand point, c’est de les gagner et de les absorber ensuite par l’ascendant de sa raison et la supériorité de son esprit et de ses mœurs. Rome seule dans l’histoire nous apparaît comme pourvue des qualités et des mérites qui accomplissent cette grande œuvre de la conquête ainsi comprise. Si toutes les nations du vieux monde occidental ont été tour à tour vaincues par les légions et enchaînées par les proconsuls, elles n’ont certainement été incorporées, assimilées et unifiées dans la vaste civitas romana que sous Auguste et les Antonins. À cette époque, non-seulement on ne voulait plus être Espagnol, Gaulois, Grec même, mais on aspirait avec ardeur à ce titre de citoyen romain sans lequel on n’était rien, sans lequel on ne croyait plus pouvoir vivre. On peut dire que sous les Antonins, dans les vastes contrées comprises entre l’Océan et les rives de l’Euphrate, entre les bords du Rhin et du Danube et