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remettre en l’état primitif est souvent inconciliable avec la manière dont ont été élevées ou reconstruites, à la suite de démolitions ou d’incendies partiels, la plupart de nos grandes églises. La nef et les collatéraux, le chœur et le transept appartenant fréquemment à des époques et à des styles divers, où prendre le type premier de l’édifice et comment le ramener à une unité qu’il n’a peut-être jamais eue ? Avec un tel système, il faudrait logiquement détruire toutes les parties ajoutées après coup ; dans les églises du XIIIe siècle par exemple, il faudrait renverser les chapelles latérales et absidales, il faudrait renouveler les vitraux de la fin de l’âge gothique ou de la renaissance pour les remplacer par des verrières postiches du style du monument. Si les architectes ne vont pas jusque-là, ils s’autorisent fréquemment de remaniemens antérieurs pour s’en permettre de nouveaux. Les différentes parties de l’édifice se trouvent ainsi mises en suspicion et discutées à chaque restauration. Rien ne nous prouve, dit le rapport de M. Viollet-Le-Duc, que la courbure actuelle des arcs-boutans d’Évreux soit celle qu’avait adoptée l’architecte du XIIIe siècle. — Avec un tel scepticisme, il faut que la date d’un monument soit bien nettement indiquée pour qu’il n’ait rien à redouter des correcteurs modernes. Dans l’incertitude, il semblerait que le bénéfice du doute dût toujours être pour les constructions existantes. On ne voit pas qu’il y ait avantage pour l’archéologie à substituer à une conception douteuse du moyen âge une conception indubitablement contemporaine. Avec un tel système, on ouvre la porte à toutes les conjectures, et l’on en revient toujours à n’avoir d’autre règle que l’arbitraire. Il y a des gens qui, en pareille matière, accordent volontiers à un savant ou à un artiste une sorte de divination ; en toute chose, il est prudent de se défier de ce don de seconde vue. Dans un monument historique, une altération doit être bien visible, bien incontestable pour qu’on la puisse corriger ; autrement on risque d’être victime, des systèmes préconçus et des traditions d’école, on risque de voir le style gothique original plié de force au gothique théorique et artificiel du XIXe siècle. À ce point de vue encore, ce qu’il y a de mieux dans l’intérêt même de l’archéologie, c’est peut-être une restauration qui ne se pique pas trop de science archéologique, ou qui soit au moins contenue par une sorte de modestie et de timidité. Ces grandes restaurations sur le plan prétendu primitif ont encore un autre grave inconvénient : elles sont naturellement les plus dispendieuses, et alors même que les modifications ont été clairement indiquées par une visible déviation des formes anciennes, les résultats ne sont pas toujours en proportion de la grandeur des sacrifices.