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l’intérêt historique ou scientifique ? En regardant les monumens isolément, et chacun pris à part, on pourrait peut-être parfois avoir quelques doutes sur lui point ; en embrassant d’un coup d’œil toute notre France monumentale, on ne saurait s’y tromper. À cette révision des formes anciennes par les architectes modernes, l’art n’a guère moins à perdre que l’histoire. Les corrections faites aux monumens d’après un système général, presque également applicable à tous, ont pour résultat naturel d’en diminuer le caractère, la physionomie, l’individualité. Sous prétexte de se rapprocher d’une sorte de type abstrait, d’une sorte de gothique absolu, on fait disparaître comme vicieuses ou défectueuses les formes locales, les formes particulières et personnelles des édifices. Évreux nous en fournit encore un exemple. Les contre-forts de cette cathédrale ont de doubles arcs-boutans ; c’est là un trait relativement rare ; il semble qu’on va s’empresser de le conserver. Point du tout, le plan de restauration ramène arcs-boutans et contre-forts au type le plus fréquent et partant le plus commun. Que devient avec un pareil système l’originalité ou la personnalité d’un monument, c’est-à-dire ce que nous apprécions le plus dans les œuvres d’art comme dans les êtres animés ? Que devient la variété de notre France architecturale et la diversité de formes et de types que nous admirons dans le moyen âge ? Appliquant à tous les édifices d’une époque, sans distinction de région ou d’inspiration isolée, un système préconçu, les restaurateurs de nos églises travaillent laborieusement et dispendieusement à nous les ramener toutes à un type uniforme, leur enlevant leurs particularités, leurs traits spéciaux, et nous dérobant une des choses qui dans l’art nous intéressent le plus, les variations et les transformations du style et du goût. Sous cette influence d’architectes du même temps et de la même école, l’art gothique, l’art le plus libre et le plus spontané, risquerait de devenir à la longue quelque chose d’académique et de conventionnel comme l’architecture pseudo-classique de la Russie ou de l’Angleterre. Si l’on songe qu’une telle méthode de restauration peut être suivie pendant des siècles, et que naturellement plus nous nous serons permis de modifications, et plus nos enfans s’en permettront, ne serait-ce que parce que dans nos reconstructions il leur deviendra difficile de distinguer les formes originales des formes altérées, on se sent inquiet du sort de nos grands monumens gothiques, et l’on se demande ce qui pourra rester un jour de l’architecture ogivale.

Un tel système de redressement et de correction des édifices d’un autre âge serait fatal à tous les styles ; à aucun, il ne peut l’être autant qu’au style gothique. Applicable peut-être en certains cas aux