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parce que ma famille a été inhospitalière pour lui. Cette pensée m’est amère, la vie m’est odieuse. Tu seras courroucé contre nous quand, dans la détresse, tu penseras à la maison de mes pères. — Partout où j’irai, c’est à toi que je penserai, s’écria Ingo ; c’est de toi que j’attends tout mon bonheur. Tu es ma bien-aimée, et ton cœur est fort. C’est pourquoi je remets entre tes mains le fil dont ma destinée dépend, comme l’a dit la prophétesse. — Il lui tendit un petit sac de peau de loutre, fermé de solides courroies. Irmgard regardait cet objet avec quelque effroi. — C’est là que le charme du dragon est renfermé, continua Ingo à voix basse, le secret de la victoire des Romains, comme le pensent nos vieux guerriers, et aussi mon sort à moi-même. Le Romain a répandu l’or dans le Kœnigsburg, il se peut donc que les gens du roi me dressent des embûches, S’ils me tuent, moi et mes compagnons, il net faut pas que le Romain retrouve ce qui lui assure la victoire. Garde-moi donc ce gage jusqu’à ce que je te le réclame ; si mes ennemis réussissaient dans leur dessein, tu porterais ce charme au tertre funéraire qu’ils élèveront sur mon corps, et tu l’enfouirais bien avant dans la terre pour qu’aucun étranger ne l’ait jamais.

« Irmgard prit le petit sac et le tint dans ses deux mains, tandis que ses larmes coulaient. — Tu deviens étranger au foyer de mes pères, mais tu n’en restes pas moins mon ami et mon hôte, Ingo, et tu habites là, tout près de mon cœur. C’est là que je veux garder ce que tu me confies, et je supplie les déesses du destin que ce gage me donne de participer à ton sort. Si j’étais née homme, je suivrais tes pas ; mais je m’assoirai solitaire, les lèvres closes, dans ma triste demeure, et je penserai à toi que seuls les autours verront, les oiseaux sauvages qui volent entre ciel et terre, — car, mon noble seigneur, tu erres sans trouver de repos entre des murs ennemis, sous le vent qui siffle et le grésil qui tombe.

« — Ne pleure pas, douce amie, reprit Ingo ; je ne crains pas que mes ennemis parviennent à me détruire. Si la froide neige tourbillonne, mon cœur est joyeux, parce que j’ai foi en toi. Nuit et jour, je ne pense qu’à une chose, au moyen de t’obtenir.

« — Celui que le père maudit, que la mère déteste, celui-là, leur enfant l’aime ; y a-t-il sur terre une plus grande douleur ? soupira Irmgard.

« Ingo l’entoura de ses bras et lui dit doucement : — Cache bien notre amour devant les autres, comme l’arbre cache sa force dans la terre quand l’été s’en va ! Maintenant le géant hiver fait rage autour de nous et la beauté des champs est recouverte d’un blanc linceul. Toi aussi, douce amie, porte paisiblement l’on manteau de glace. Quand les bourgeons s’ouvriront au renouveau, et que la jeune verdure germera sur la terre, regarde le soleil du