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romaines qui saccageaient le pays, et dut même se garer des Cattes, voisins des Alemani, intimidés par la victoire de Julien et sollicitant son alliance. C’est après six jours et six nuits de marche forcée qu’il arriva sur les terres d’un chef thuringien, vassal, mais en fait très indépendant du roi de Thuringe, à qui il ne devait qu’un tribut annuel de chevaux.

Tous ces événemens ne se découvrent que peu à peu, à mesure qu’on avance dans le récit. Sur les confins de la Thuringe, Ingo dut parlementer d’abord avec un certain Wolf, gardien de la frontière pour le compte du chef Answald. Wolf reconnut tout de suite Ingo pour un Germain à la manière dont il marchait, « car, lui dit-il, tu marches la pointe du pied en dehors et en appuyant fortement sur les talons, tandis que les Romains font de petits pas en appuyant sur la plante des pieds comme des gens fatigués. »

Le seigneur Answald, à qui Wolf appartenait, était une manière de prince allemand primitif, très primitif même, en ce sens que sa cour, comme plus tard celle de nos rois mérovingiens, n’était autre chose qu’une cour de grande ferme. Il était suzerain d’un territoire peu étendu, mais fertile, adossé aux croupes du Thuringerwald qui regardent le sud-ouest. Il vivait là, au milieu d’une population adonnée à l’agriculture, entouré de plusieurs nobles qui le reconnaissaient comme leur, chef, dont quelques-uns même étaient à son service féodal pour un temps déterminé, participant lui-même aux travaux champêtres, tandis que « la princesse » sa femme et leur charmante fille Irmgard s’occupaient des soins domestiques avec le zèle, l’économie et la naïveté culinaire des ménagères allemandes de tous les temps. Ses deux seuls soucis, c’était d’une part la crainte que la guerre allumée entre les Alemani, ses voisins, et les Romains n’étendît ses ravages jusque sur son paisible domaine, de l’autre la défiance qu’il nourrissait à l’endroit des projets du roi de Thuringe, Visino, qui entretenait une troupe de cavaliers dans sa forteresse royale, et qui ne paraissait pas voir de très bon œil l’autonomie du territoire relevant directement de l’autorité de son vassal. Parmi les jeunes nobles attachés au service d’Answald par un engagement temporaire, nous distinguons Théodulf, parent de sa femme, amoureux de sa fille, et dont Gundrun, mère d’Irmgard, favorisait secrètement la flamme.

Ingo fut d’abord accueilli par Answald au nom des lois sacrées de l’hospitalité et ne révéla qu’à ce chef et à sa compagne son origine et sa dignité. Il se tut modestement sur la part héroïque qu’il avait prise à la dernière bataille. Mais il y eut le lendemain fête au village. Les jeunes gens se disputèrent les prix de l’adresse et de la vigueur. Ingo les surpassa tous et infligea spécialement à Théodulf l’humiliation d’une défaite, ce qui laissa le brave Answald