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quelques heures nous atteignons un des rameaux perdus du Dagestan, qui depuis deux jours paraît fuir devant nous. La route s’enroule comme un serpent autour de ses flancs abrupts. Pour la première fois depuis Tiflis, le paysage devient réellement pittoresque. Nous avons tout le loisir de l’admirer pendant les cinq heures que dure notre ascension. Une rivière sans eau montre par intervalles à travers les déchirures de la montagne son lit de pierres qui de loin semble fait d’ossemens blanchis. En bas, à perte de vue, la plaine noyée dans une vapeur bleuâtre a l’air d’un lac immense dont les limites se confondent avec l’horizon. A mesure que nous avançons, les difficultés de l’ascension augmentent. Nous ne tardons pas à retrouver la neige et le dégel ; hélas ! une rivière de boue remplace le chemin. Lancés à fond de train, toutes les fois que la pente le permet, nos six chevaux y pataugent à plaisir et nous éclaboussent jusqu’aux oreilles. A mi-côte, nous rencontrons deux fourgons embourbés. Sept ou huit Tatars qui barbotent à l’entour gesticulent comme des furieux et font pleuvoir une grêle de coups sur l’attelage qui n’en peut mais. A quelques pas de là, les marchandises gisent pêle-mêle sur un tas de neige roussâtre qui émerge comme un îlot de cette boue liquide. L’idée que mes bagages confiés à un voiturier de Tiflis doivent passer dans quelques jours par les mêmes péripéties m’empêche d’apprécier comme il conviendrait le côté pittoresque de la situation. L’embarras où nous sommes nous-mêmes ne nous permet guère d’ailleurs de prêter attention au malheur d’autrui, et, sans écouter les prières de ces pauvres gens qui nous supplient de dételer pour les dégager, nous poussons en avant. Notre égoïsme porte ses fruits, et nous finissons par atteindre la station perchée au sommet de la montagne.

Pendant qu’on prépare les chevaux, nous jugeons urgent de faire un bout de toilette. Un couteau de cuisine qui passe de main en main en fait les frais. Armé de ce rasoir improvisé, chacun se met en devoir d’enlever par tranches successives la boue qui s’est figée sur ses vêtemens et jusque sur sa figure. La scène est si comique que, malgré l’état piteux où nous nous trouvons, un éclat de rire général accompagne cette étrange opération. Nous étions d’ailleurs au bout de nos peines, la descente n’était plus qu’un jeu. A quelques verstes de là, une belle chaussée, bien empierrée, nous permettait de reprendre notre allure des premiers jours et d’arriver avant la nuit à Schoumaka.

Schoumaka, qui a eu ses jours de splendeur sous la domination persane, et qui comptait, il y a deux siècles, 100,000 habitans, est aujourd’hui dans une décadence complète. Ville de transit, point de jonction entre l’Occident, le midi et l’Orient, à mi-chemin