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par exemple, dans lequel se pavane un prince arménien : tunique blanche découpée en cœur sur la poitrine et serrée à la taille par une ceinture lamée d’argent, gilet vert à fleurs d’or, cartouchières et tcherkesses de même métal, pantalon et bottines à la française, toque d’astrakan ; l’ensemble est fort coquet, l’air dégagé de celui qui le porte en rehausse l’élégance. Au milieu de cette foule bigarrée, quelques femmes se glissent silencieusement, invisibles sous l’espèce de linceul qui les couvre. Invariablement vouées au blanc, les Arméniennes ont l’air de marcher dans un drap de lit ; les Tatares, qui sacrifient plus volontiers au rouge, semblent habillées d’un rideau de damas.

Le bazar est le point central vers lequel converge cette population affairée. Une galerie couverte, s’étendant sur une longueur de 400 à 500 mètres et présentant à l’œil une série de coupoles en briques vernissées, sert d’entrepôt aux marchandises de Perse et de Turquie. Toute la vie commerciale est concentrée sous ces voûtes sombres, presque humides, dans ce demi-jour cher aux Orientaux. Un Européen étoufferait dans ces étroites boutiques ; l’Arménien y vit comme le poisson dans l’eau. Assis à la turque au milieu de ses richesses, entouré d’une montagne d’étoffes et comme encadré par elles, il attend impassible, indifférent en apparence à ce qui se passe autour de lui ; mais qu’un chaland fasse mine de s’approcher, un étranger surtout, d’un revers de main le voilà qui renverse l’échafaudage de ses châles et de ses cachemires, il les tourne et les retourne, les palpe en tout sens pour en bien montrer la finesse, tout cela accompagné de la pantomime et du verbiage obligatoires. L’acheteur s’éloigne-t-il, il reconstitue pièce par pièce tout son édifice, lentement, patiemment, avec la gravité d’un juge sur son tribunal.

A la suite du bazar couvert s’en trouve un autre en plein vent pour les industries qui ont besoin d’air et de lumière. Groupées comme dans une sorte de phalanstère autour d’une immense place carrée qu’ombragent de gigantesques platanes, elles ont chacune leur département, leur coin particulier. Chaudronniers, serruriers, armuriers, teinturiers, orfèvres, tout un monde de travailleurs s’agite et se démène dans cet étroit espace. Accroupi devant une boutique dont les dimensions ne dépassent guère celles d’une armoire, chacun exerce son art au grand jour, sans se soucier d’en dérober les secrets au public. Les orfèvres fixent principalement ma curiosité. Une sorte de brasier alimenté par un soufflet de peau de bouc ayant la forme d’un sac de voyage, que l’artiste ouvre et referme tour à tour selon qu’il veut emprisonner l’air ou l’en chasser, un creuset d’argile grossière, un poinçon affilé comme une aiguille,