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dis-je au Bulgare, qui souriait de ma stupéfaction. — Ne l’avez-vous pas vu ? de dessous terre. Tenez, nous passons justement au-dessus de la tribu. — Je regardai autour de moi. Une douzaine d’habitations étaient enfouies dans le sol, se distinguant à peine de la neige qui les recouvrait. Quelques poules picorant un reste de fumier, un mince filet de fumée filtrant çà et là par intervalles, laissaient seuls soupçonner la présence de l’homme. — Vous n’avez jamais vu de ces taupinières ? me dit mon guide. Eh bien ! entrons sans frapper ; mais gare aux puces !

Une espèce de couloir en pente douce aboutissait à un trou carré figurant la porte. Je m’y glissai à sa suite. Tout d’abord je ne pus rien distinguer : une épaisse fumée emplissait la chambre et m’aveuglait. Sur le conseil de mon compagnon, je m’accroupis sur mes talons : l’atmosphère étant moins dense dans les couches inférieures, je retrouvai peu à peu l’usage de mes yeux. La pièce était plus grande qu’on ne l’eût soupçonné du dehors. Un lambeau de rideau rapiécé en vingt endroits en dérobait une partie, et laissait deviner l’appartement des femmes. Deux poutres à peine équarries soutenaient le toit, fait d’un entrelacement de branches et de paille mêlée à de la boue. Un trou circulaire percé au milieu servait à la fois de passage à la lumière et à la fumée, et, comme on le voit, s’acquittait assez mal de ce double rôle. Deux grosses pierres supportant des bûches tenaient lieu de cheminée. Cinq ou six Tatars assis par terre autour de ce foyer primitif fumaient gravement leur pipe sans paraître se soucier autrement de notre présence. Un banc de bois, quelques pots de grès, un peu de paille figurant un lit, composaient tout l’ameublement. L’écurie s’ouvrait au fond, annexe souterraine séparée du reste de l’appartement par une porte à claire-voie et dont les ténèbres m’empêchaient de distinguer la profondeur.

Telle est l’étrange tanière où les Tatars viennent chaque année attendre que le retour du printemps leur permette de ramener leurs troupeaux vers les montagnes. Ces demeures souterraines ont leur raison d’être. Dans ces steppes glacées où rien n’arrête l’action du vent, de simples huttes ne sauraient résister aux tempêtes qui se déchaînent périodiquement pendant la saison d’hiver. Les entrailles de la terre peuvent seules fournir à ces tribus nomades un refuge assuré contre les frimas.

Les recommandations du Bulgare me faisaient un devoir d’abréger cette visite. Le temps nous pressait d’ailleurs ; 80 verstes au moins nous séparaient encore d’Élisabethpol, où nous devions toucher. Nous regagnâmes notre attelage, et la course folle recommença. Le souvenir de cette interminable journée passée tout entière à