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Bon gré mal gré pourtant nous dûmes faire halte à la cinquième station. Depuis Tiflis, nos estomacs comptaient les heures avec une indignation croissante. Quelques tranches de jambon arrosées d’un thé fumant suffirent pour les mettre à la raison, et c’est presque avec délices que j’étendis sur la planche qui me servait de matelas mes membres brisés. Je dormais à poings fermés quand mes compagnons m’éveillèrent. Il était trois heures du matin. La lune, traversant d’un flot de lumière notre fenêtre, où la gelée avait dessiné ses arabesques, nous invitait au départ. Il nous fallait mettre à profit les heures froides du matin, sans attendre que le dégel vînt doubler les difficultés du voyage.

Cette fois la route est bien déserte. À nos pieds, la Koura continue à dérouler le ruban de ses eaux noirâtres frangées çà et là de quelque glaçon. Devant nous, une plaine immense, pas un arbre, pas un buisson. Quelques cimetières tatars, apparaissant de loin en loin à la lueur blafarde de la lune, achèvent de donner une teinte lugubre au tableau. Rien de navrant comme l’aspect de ces tombes abandonnées. Point de clôture ; la route passe au travers : aucune inscription, rien qui puisse perpétuer le souvenir de ceux qui ne sont plus : une pierre blanchâtre, un simple caillou, marquent la place où ils dorment pour toujours dans l’oubli.

Nous avancions depuis deux heures dans cette solitude sans que le paysage eût changé d’aspect. Mes yeux s’étaient fermés peu à peu, et ma tête, retombant sur ma poitrine, battait involontairement la mesure à chaque cahot, quand une exclamation de mes compagnons me tira de ma torpeur. — Les Tsiganes ! dirent-ils. — En même temps l’un d’eux désignait du doigt un point de l’horizon. Je suivis la direction de son bras. À quelques centaines de mètres, une troupe de femmes vêtues de haillons rougeâtres venait de surgir de terre. J’en comptai cinq d’abord, puis dix, puis quinze. Je me frottai les yeux pour m’assurer que j’étais bien éveillé. Aussi loin que mon regard pouvait fouiller l’horizon, la plaine était unie comme une glace. Pas le moindre pli de terrain qui pût abriter une cabane ou une tente. L’étrange cortège s’était mis en marche, le bras arrondi autour de la tête et soutenant une lourde cruche de bronze, la robe relevée au-dessus de la cheville et dégageant leurs pieds nus, elles descendaient une à une un sentier qui conduisait au fleuve. Les premières lueurs du jour colorant leurs haillons de reflets sanglans donnaient à cette apparition l’aspect d’un sabbat de sorcières. À notre approche, celle qui tenait la tête de la colonne s’arrêta brusquement, et la bande entière exécutant une volte-face qui eût fait honneur à un régiment de voltigeurs nous présenta une rangée de dos immobiles. — D’où diable sortent ces mégères ?