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partie faible. Les domestiques indigènes brillent plus par le nombre que par l’intelligence. Leur péché mignon est une curiosité sauvage qui s’exerce indifféremment sur tous les objets de toilette laissés à leur portée. Tiflis est le siège d’une sorte de vice-royauté dont le titulaire actuel est le propre frère du tsar. On s’accorde à vanter les agrémens de cette petite cour, autour de laquelle se groupe un peuple de fonctionnaires organisé comme une armée[1]. L’aristocratie indigène a cessé depuis longtemps de bouder le gouvernement impérial et se dispute les invitations du grand-duc. On sait que la noblesse du Caucase est de tout l’univers la plus riche en titres ; c’est du reste à peu près sa seule richesse. La liste des princes caucasiens fait suite à celle des princes valaques et des comtes romains, et défie toute statistique. Il n’y a pas de petit hobereau, possesseur de 3 acres de terre, qui n’ait la prétention, parfois justifiée, de descendre des anciens souverains du pays, et comme tel ne s’adjuge une qualification princière. La Russie, aux prises avec les difficultés d’un établissement très laborieux, n’a pas jugé à propos de chercher chicane pour si peu à ses nouveaux sujets et leur a laissé cette fiche de consolation. Authentiques ou non, ces nobles familles ont bien souvent pour tout apanage la misère et l’ignorance. Nombre de jeunes princes ne savent pas lire et courent pieds nus. On m’a montré à Tiflis une princesse indigène, mariée il y a quelque dix ans à un fonctionnaire étranger, et qui était en train de dénicher des oiseaux quand elle fut présentée du haut d’un poirier à son futur mari.

Le décret impérial qui, au Caucase comme en Russie, a aboli le servage a donné, paraît-il, le coup de grâce à l’aristocratie foncière. L’indemnité attribuée aux anciens propriétaires de serfs n’a pas tardé à être gaspillée par eux ; le haut prix de la main-d’œuvre ne leur permet plus de donner à la culture les bras qu’elle réclame, et la plupart en sont réduits à vivre d’expédiens. Quant aux serfs, devenus maîtres d’un lopin de terre qu’ils ne songent point à agrandir et qui suffit tant bien que mal aux besoins de chaque jour, ils travaillent le moins possible, se contentant d’une aisance qui partout ailleurs serait cousine germaine de la misère.


III

Le chemin de fer du Caucase n’aura une utilité véritable, tant pour la Russie que pour le commerce de l’Orient, que le jour où il

  1. On sait qu’en Russie l’administration civile emprunte à la hiérarchie militaire ses titres et même une partie de son costume. Tous les employés portent l’uniforme et la casquette galonnée. Un directeur des postes, un président de tribunal, s’intitulent généraux tout comme s’ils commandaient un régiment.