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cette lutte patiente de l’homme contre la nature, où éclate et triomphe le génie persévérant de la Russie. La ville en elle-même mérite à peine un coup d’œil. Le bazar, que j’ai visité par acquit de conscience, est sale et misérable. Quelques échoppes grossières bâties sur pilotis figurent les boutiques. Un trottoir de bois auquel on arrive par une série d’escaliers élevés d’un mètre au-dessus du niveau de la boue forme à l’entour une sorte de balcon où les chalands peuvent se promener à pied sec.

Le costume des habitans mérite une mention spéciale. La plupart portent encore la tcherkesse traditionnelle avec la cartouchière sur chaque côté de la poitrine. Le kandjar à la ceinture continue aussi à faire partie d’un vêtement complet. Les boutiquiers eux-mêmes n’ont pas cru devoir déroger à cette mode nationale. Cet accoutrement guerrier, qui ne manque pas d’une certaine élégance, mais qui jure étrangement avec la nature de leurs fonctions, n’est pas sans donner à quelques-uns un air assez grotesque. Telle est la force de l’habitude qu’au Caucase la chose paraît toute naturelle. Ce qui ajoute au comique, c’est que cet attirail menaçant a depuis longtemps perdu sa destination primitive. Les tailleurs se servent de leurs cartouchières en guise d’étuis pour leurs aiguilles ; au besoin, ils coupent leur fil avec leur kandjar.

Il n’y a qu’un seul train par jour sur la ligne du Caucase. J’ai dit que la gare de Poti était située à 3 kilomètres en amont du fleuve. Un petit bateau à vapeur vient prendre chaque matin les voyageurs et les dépose au débarcadère. Une armée de portefaix, rangée en bataille sur la rive, guette leur arrivée et se rue sur les bagages. N’eussiez-vous qu’un seul colis, chacun d’eux trouvera moyen de vous imposer ses services ; s’il le faut, ils se mettront dix pour porter un carton à chapeau. La besogne faite, vingt mains se tendront pour réclamer le salaire. L’application du principe fécond de la division du travail n’a pas de limites au Caucase. Vous croyez en être quitte en payant dix fois pour une le transport de vos malles du bateau à la station ; prenez garde, vous oubliez ceux qui ont aidé à mettre les colis sur la balance, ceux qui ont aidé à les peser, à coller les étiquettes, à les charger dans le fourgon des marchandises, ceux qui ont suivi la brouette, etc.

Il y a dix-huit mois seulement, on ne mettait guère moins d’une semaine pour aller de Poti à Tiflis[1]. Dans la saison des neiges, les communications étaient presque impossibles : aujourd’hui on fait le trajet en quinze heures ; on le fera en huit le jour où la compagnie donnera à ses trains une vitesse raisonnable et où ses

  1. Le chemin du Caucaso a été ouvert en 1872.