Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/522

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

surtout pour l’énorme étendue de son territoire. Je ne crois pas qu’il y ait un pays au monde où on fasse moins de cérémonies pour bâtir une maison. On commence par entourer d’une palissade une certaine étendue de terrain ou plutôt un certain nombre de mètres carrés d’eau et de roseaux ; puis au milieu, sur pilotis, on construit l’habitation, qui est en bois des fondemens jusqu’au toit inclusivement. Il n’y entre de pierres que juste ce qu’il en faut pour le foyer et la cheminée. Une série de petites chaussées permet de circuler sans gondoles dans cette Venise d’un nouveau genre.

Il fallait que la Russie eût réellement bien besoin d’une station sur cette partie de la Mer-Noire pour « décréter » une ville sur un pareil emplacement. Poti, qui est bâti au milieu de l’eau, n’a même pas la consolation d’avoir un port. Situé à 1 kilomètre de la mer sur le Rioni (l’ancien Phase), il n’est accessible qu’aux bâtimens de faible tonnage. Que le vent souffle en tempête, et l’entrée du fleuve est impossible. Il en était déjà ainsi du temps de Jason. Apollonius de Rhodes nous montre les argonautes naviguant « à travers un marais rempli de roseaux. » Il est heureux pour le succès de l’entreprise que leur chef n’ait pas eu la fantaisie de se présenter à la fille d’Eétès sur un vaisseau de haut bord ; autrement tous les artifices de Médée n’eussent pu réussir à leur assurer la conquête de la Colchide. Au dire des habitans, le Phase roule encore des paillettes d’or. Les paysans de l’Imérithie n’en ont pas moins renoncé à se servir de la toison de leurs brebis pour arrêter les pépites aurifères[1] ; ils trouvent plus sage de s’en faire des manteaux ou des bonnets fourrés. Autres temps, autres mœurs.

S’il est difficile d’aborder à Poti par mer, il n’est guère plus aisé d’y arriver par terre. Le chemin de fer qui relie Tiflis à la Mer-Noire aboutit à 3 ou 4 kilomètres de la ville. Pour atteindre la gare, il faut remonter le Rioni en bateau. Ces différentes raisons, et plus encore l’insalubrité du climat, qui fait de ce marécage le nid de fièvres le plus redouté de l’Orient, ont failli à plusieurs reprises causer la ruine et l’abandon de Poti. Tout dernièrement il a été question de profiter des avantages naturels que présente le petit port de Redout-Kalé et d’en faire la tête de ligne du chemin de fer du Caucase. La crainte de reporter ainsi à 60 ou 80 verstes vers le nord la frontière réelle de la Russie caucasienne, déjà distante d’une quinzaine de lieues de sa frontière fictive, voisine de Bakou, a fait abandonner ce projet.

Le seul intérêt de Poti réside dans cette étrange situation, dans

  1. On sait que c’est l’explication la plus généralement donnée à la fable de la toison d’or.