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Triboulet. Il a observé les hommes, ce profond philosophe, il a sondé les mobiles de leurs actes, suivi leurs illusions, leurs espérances, leurs déceptions, il a étudié son pays et son siècle ; lui-même s’est senti désabusé amèrement, et le résultat de son examen a été ce livre du Prince, une ironie, « un immense éclat de rire. »

Entre ces jugemens extrêmes, il y a place à des appréciations plus modérées, vers lesquelles se range l’auteur d’un nouveau volume sur un sujet si discuté. Suivant M. Nourrisson, Machiavel n’a été ni infiniment supérieur, ni certes inférieur à son temps : il en a été l’interprète fidèle dans son livre du Prince. La politique se séparait alors de la morale ; tout semblait permis à un César Borgia ; le secrétaire florentin n’a fait que mettre en écrit quels procédés avaient maintes fois, pendant cette période, procuré le succès aux tyrannies. La preuve que Machiavel ne mettait pas dans ce livre toute sa croyance et toute son âme, c’est qu’il écrivait en même temps ses Discours sur Tite-Live, où l’on retrouvait l’ami de l’Italie et de la liberté. M. Nourrisson a donné d’ailleurs une autre sorte de témoignage au secrétaire florentin, bien qu’il se montre en général sévère à son égard : il a de curieux chapitres sur un épisode de cette histoire inconnu jusqu’à présent, si nous ne nous trompons pas. Avant même que le livre du Prince fût publié, il était pillé par un plagiaire, un certain Niphus, qui prétendait traiter, lui aussi, du gouvernement et de la politique. On verra dans l’étude de M. Nourrisson tout le détail et la démonstration complète de ce plagiat, preuve suffisante, ce semble, du peu d’étonnement et du peu de scandale qu’offraient aux contemporains les maximes exposées dans l’ouvrage de Machiavel : un rhéteur ne croyait pas user, ou tout au mois abuser du paradoxe en le lui empruntant.

Les circonstances rappelées par M. Nourrisson n’étaient pas connues, disions-nous, dans l’histoire littéraire. Le procès de Machiavel n’est-il donc pas encore complètement instruit ? Nous serions porté à le croire, et peut-être convient-il d’attendre, pour porter sur ce difficile sujet un jugement définitif, la grande publication en plusieurs volumes que prépare M. Pasquale Villari sur Machiavel et son temps. M. Villari est bien connu déjà par son Histoire de Savonarole, dont nous avons rendu compte ici même, et que la traduction et le curieux commentaire de M. G. Gruyer permettent d’apprécier complètement désormais. Son Machiavel ne tardera pas ; il y mettra en œuvre beaucoup de nouveaux documens, des œuvres inédites du grand publiciste, et il ne se peut pas que nous n’ayons là de très importantes informations, quelques-unes fort inattendues peut-être.


A. GEFFROY.


Le directeur-gérant, C. BULOZ,