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aux choses de l’humanité, nous avons préféré nous tenir sur les hauteurs et dégager de cette multitude de faits les caractères essentiels qui permettent de contrôler la philosophie par l’histoire. Est-il vrai que l’idée de justice soit une idée artificielle née parmi les humains du besoin de se défendre et qui n’implique pas l’existence d’une loi supérieure ? Est-il vrai que les progrès du droit ne soient que le résultat d’un développement fortuit, d’une évolution sans principe et sans but ? L’histoire de cette évolution démontre exactement le contraire. Le premier criminel dans le monde a senti qu’il violait une loi divine ; la société primitive a proclamé aussi cette loi par l’horreur que lui a inspirée l’auteur du crime. Dans la sphère des principes, l’idée de justice précède l’idée de châtiment, et l’idée de châtiment est toujours associée à l’idée de défense ; sur le terrain de l’histoire, la période de la mise hors la loi précède toujours la période du wergeld.

En résumé, que renferme cette notion primordiale de la justice ? Deux choses confuses et indistinctes au début, mais que démêlera l’expérience des générations : premièrement le droit de punir, deuxièmement le devoir de travailler par la punition même à l’amendement du coupable. Parce que l’évolution des âges a dégagé ces deux élémens, vous vous persuadez qu’elle les a fait naître. C’est l’erreur d’une analyse bien incomplète. Toute enquête historique où rien n’est omis inflige un démenti à votre système. Il y a une loi éternelle, il y a une lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Ce n’est pas le travail des siècles qui a créé cette loi, c’est cette loi qui a produit le travail des siècles. L’histoire de l’humanité n’est que le récit de ses efforts vers ce foyer de justice, et ses écarts, ses élans, ses chutes, ses reprises d’espérance et d’ardeur, représentent tout simplement les vicissitudes de cette marche laborieuse, suivant que la clarté divine s’obscurcit ou rayonne au fond de son âme. Une philosophie qui supprime les vérités antérieures et supérieures à l’homme n’expliquera jamais ni les défaillances ni les progrès des sociétés humaines ; elle cherche son point d’appui dans le vide, elle est condamnée à se perdre dans le chaos.


SAINT-RENE TAILLANDIER.