Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/443

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sentiment de mansuétude chrétienne, et que sous les légèretés impies du XVIIIe siècle il y avait l’inspiration très profonde aussi d’un christianisme inconscient. Par son ardent amour de l’humanité, le XVIIIe siècle a fait souvent des œuvres chrétiennes ; il les a faites sans le vouloir, sans le savoir, qu’importe ? Ce spectacle n’en est que plus instructif pour qui cherche avec impartialité la philosophie de l’histoire moderne. Que de fois, interrogeant sans parti-pris cette grande crise du genre humain, nous sommes frappés de voir que les innovations les plus hardies, les réclamations les plus généreuses avaient leur principe dans l’Évangile ! Ces novateurs, qui se moquaient du christianisme, ne faisaient qu’en appliquer les doctrines, non pas certes au point de vue de la conscience individuelle, mais au point de vue de la vérité sociale. Dans toutes leurs erreurs, on retrouve l’ignorance et le mépris de la religion du Christ ; dans tout ce qu’ils ont fait de bien, on s’aperçoit qu’ils lui obéissent à leur insu. Ils protègent le faible, ils prennent parti pour l’opprimé ; comment donc s’étonner que sur ce point, et malgré tant de différences, le XVIIIe siècle puisse rencontrer les premiers âges chrétiens ? En fait, il est certain que la torture, usitée dans le monde antique et consacrée par le Digeste, a été longtemps repoussée par la justice du moyen âge. La première mention qui en est faite chez nous se trouve dans une ordonnance royale de 1254 ; le roi y défend qu’on applique la question à des personnes honnêtes et de bonne renommée, pauvres ou riches, n’importe, surtout si l’accusation n’est appuyée que sur la déposition d’un seul témoin à charge. Cette ordonnance, il est vrai, prouve que la torture n’avait pas disparu des procédures judiciaires, puisque l’autorité royale était obligée d’intervenir afin d’en restreindre l’emploi ; mais à qui s’adressait l’interdiction de 1254 ? A la France du midi ou plutôt à quelques villes du Languedoc restées fidèles aux traditions du droit romain. Dans le nord, à cette date, la torture est inconnue ; on n’en trouve la trace ni dans les établissemens de saint Louis, ni dans la coutume de Beauvoisis. Cent ans après, l’usage de la torture est redevenu général ; l’autorité du droit romain, dont les principaux textes viennent d’être remis en lumière par l’école de Bologne, l’emporte sur l’influence de l’Évangile. Pendant quatre cents ans, la torture sera un système de procédure parfaitement reconnu ; il aura son code, ses règles, sa casuistique, et les jurisconsultes les plus savans discuteront ces détails avec une entière sérénité d’esprit. C’est le XVIIIe siècle qui aura l’honneur de reprendre la tradition chrétienne du moyen âge.

Parmi les casuistes de la torture, il faut citer surtout les grands criminalistes du XVe et du XVIe siècle, les uns approuvant le système