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le monument entrevu dans l’éclair d’une généreuse ambition. Qu’importe après tout ? Si l’art, qui a toujours sa place et son prix même en des œuvres d’érudition austère, n’a pas réalisé ici tout ce qu’il devait, les fragmens que nous regrettons de ne pas voir plus fortement soudés n’en ont pas moins de valeur. Cette histoire du droit criminel dans l’antiquité, au moyen âge, chez les modernes, cette histoire qui nous conduit en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, chez les Slaves et les Scandinaves, avant de s’établir en France comme au cœur de l’Europe, cette histoire en définitive, malgré ses divisions trop peu équilibrées, nous présente une immense enquête sur le développement de la justice et de la civilisation. C’est un arsenal de documens et d’argumens, la philosophie sociale peut y puiser à pleines mains pour sa démonstration du droit de punir.

On connaît le grand argument des nouvelles écoles contre l’idée du droit pénal, telle que la conçoivent les sociétés modernes ; selon les docteurs positivistes, cette idée est le produit d’une évolution, d’une combinaison successive d’élémens de plus en plus raffinés, tandis qu’à l’origine il n’y avait pas autre chose qu’une pensée d’indemnité grossière, l’indemnité d’argent, le prix du sang versé, la rançon du meurtre, le wergeld[1]. Ce que nous appelons crime, disent-ils, n’était considéré alors que comme un dommage. Le dommage voulait une réparation ; l’offenseur devait donc une rançon à l’offensé, le meurtrier devait une rançon aux parens de sa victime. Dans tout cela, aucun indice d’une obligation supérieure s’imposant à la liberté de l’homme et engageant sa responsabilité morale ; l’intérêt seul était en jeu. On voit aisément quelle serait la portée de cette théorie dans l’intention de ceux qui la produisent ; pour les docteurs que nous combattons, il s’agit avant tout de détruire partout l’idée de la loi première, de la loi non écrite, de celle que Dieu même a gravée au cœur de l’homme. Je sais bien que dans la théorie du wergeld, c’est-à-dire de la compensation pécuniaire, prise pour point de départ de l’idée de justice, une analyse pénétrante découvrirait encore cette trace du divin que l’athéisme essaie vainement de faire disparaître. Qu’est-ce que l’idée de tort, de dommage, de compensation ? Qui a décidé que le meurtrier devait une somme d’argent aux enfans de la victime ? Comment le meurtrier, soit qu’il acquitte cette dette, soit qu’il s’y refuse, admet-il les réclamations qu’on lui adresse ? Évidemment ces seuls mots, devoir,

  1. On écrit souvent wehrgeld, la vraie orthographe est wergeld d’après les étymologies germaniques, le maître des maîtres en ces matières, M. Jacob Grimm, fournit à ce sujet des preuves qui ne laissent aucun doute. Voyez Deutsche Rechtsalterthümer, von Jacob Grimm, 2e édition ; Gœttingue 1834, p. 661.