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où elle pût s’ébattre librement. Les fantaisies ou les hardiesses théologiques, qui dans l’un des deux pays sont la conséquence directe de l’état social, sont plutôt dans l’autre une réaction contre lui. Sous ce rapport, la Russie a un avantage sur l’Amérique, c’est que tous les écarts de l’imagination et de la piété s’y rencontrent chez un peuple plus primitif, plus près de la nature, et somme toute plus enfant. Il est des maladies qu’il vaut mieux subir dans la première époque de la vie, avant que le corps ne soit formé ; il en est de même de certains maux de l’esprit : ils sont moins graves dans l’enfance ou dans l’adolescence que dans la maturité. Le peuple russe n’est pas encore, pour la civilisation : sorti de l’âge naturellement exposé aux fièvres religieuses et aux accès mystiques. Il en pourra sortir un jour : le scepticisme précoce d’une grande partie des classes instruites montre assez que le génie russe est loin d’être fatalement condamné à la crédulité et à la superstition.

Le raskol n’est point uniquement un symptôme morbide ou un signe de faiblesse : s’il fait peu d’honneur à l’esprit et à l’instruction du peuple russe, il en fait beaucoup à son cœur, à sa conscience, à sa volonté. Au fond de cette nation si souvent accusée de servilité et de manque de personnalité, les vieux-croyans nous font sentir le caractère et le sentiment du devoir qui, non moins que l’intelligence, sont une des forces des nations. Sous la surface terne et plate de la société politique, les sectes nous font toucher le fond résistant de ce peuple en apparence inerte ; elles nous montrent son originalité, son individualité, son indépendance dans les choses qui lui tiennent à cœur. Cette énergie patiente et ferme, cette initiative parfois déployées dans les luttes religieuses, le Grand-Russe les saura peut-être un jour manifester en d’autres sphères. La révolte d’une portion notable de la nation contre la réforme liturgique suffit à prouver que ce peuple n’est point le troupeau stupide et indifférent que s’est longtemps figuré l’Europe. Il est au moins un terrain où sa conscience s’est montrée assez indépendante de l’autorité temporelle, et où l’autocratie ne peut tout oser. Si de simples changemens de rites ont soulevé une telle opposition, que serait-ce d’un changement de religion ! que serait-ce du passage au catholicisme ou au protestantisme tant de fois rêvé et conseillé par les théologiens de l’Occident ! Loin d’être une masse toujours docile, dénuée de toute volonté et de toute spontanéité, ce peuple a, dans ses égaremens religieux mêmes, fait voir un singulier esprit d’organisation, une remarquable faculté de libre association. Nous en aurons la preuve en étudiant de plus près la constitution, les ressources et les mœurs des principales sectes du raskol.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.