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terrible. Les marines anglaises et françaises se souviendront longtemps de la tempête du 14 novembre 1854. On vit alors les vagues s’élever aussi haut que les rochers de Balaklava ; rien ne put tenir contre cette furie ; le Henri IV eut ses trois ancres successivement arrachées et fut jeté à la côte d’Eupatoria ; le Pluton fut enlevé à pic par une montagne d’eau et retomba assommé sur un trois-mâts. Alors c’est la mer noire des navigateurs génois, la mer inhospitalière des Grecs, l’océan « aux profonds abîmes » d’Homère. Comment ne pas répéter souvent le nom des Hellènes auprès de ce Pont-Euxin qui fut leur, qu’ils cernèrent de leurs florissantes colonies, qu’ils poétisèrent de leurs légendes ? N’est-ce pas ici que passa le vaisseau Argo avec son équipage de demi-dieux ? N’est-ce pas ici, dans le nord brumeux, dans les mornes prairies des Cimmériens, qu’Ulysse s’entretint avec les ombres errantes des morts ? Le sombre rocher de basalte qui est à notre droite, c’est celui qui porta le temple de Diane taurique, et qui vit les embrassemens d’Oreste et d’Iphigénie. Le professeur Brunn, d’Odessa, a établi d’une façon positive l’identité du cap Fiolent et du Parthénium. On voyait encore sur la plage, il y a quelque vingt ans, des débris de colonnes grecques. Comment ne pas reconnaître cette « hauteur à pic » dont nous parle Hérodote, et du haut de laquelle on précipitait les victimes après les avoir tuées à coups de casse-tête ? Cette roche aventureuse, du haut de laquelle les Scythes pouvaient épier au loin sur la mer, convenait merveilleusement au bris des vaisseaux, surtout si le navigateur se laissait tromper par les feux qu’y allumaient sans doute les barbares, comme autrefois nos naufrageurs bas-bretons. La plage étroite forme au pied des falaises comme un petit port qui, même par le beau temps, pouvait tenter les marins grecs : ils pouvaient aisément y tirer leurs barques pour les mettre au sec. Faudrait-il aller bien loin pour trouver les anfractuosités dont Pylade parle à Oreste dans l’Iphigénie en Tauride d’Euripide ? « Quittons notre vaisseau, cachons-nous dans un de ces antres que la noire mer lave de son écume, loin du vaisseau, de peur qu’on ne l’aperçoive, que nous ne soyons dénoncés aux princes et que nous ne perdions la vie. »

Pendant que je regardais la mer et les rochers, un vieillard, qui arrivait d’en bas et qui escaladait lestement le sentier raboteux, m’aborda. Je ne savais trop d’abord qui il était. Bien dans son costume, sa grande houppelande de laine, son chapeau de feutre et ses bottes ne dénotait un moine. Il s’excusa de son négligé, il venait de prendre son bain de mer quotidien. Il se mit à me promener partout de point de vue en point de vue. C’était un de ces religieux de Saint-George qui ont pris la place des farouches sacrificateurs de la vierge scythique. Il me montra où était la grotte qui fut la