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messie attendu. Souvent ils sont accompagnés d’une femme qui joue près d’eux le rôle de mère ou d’épouse mystique, et qu’ils décorent du nom de mère de Dieu ou de sainte Vierge. D’autres fois ce sont des âmes simples qui s’en vont d’elles-mêmes à la recherche du rédempteur. Il y a quelques années, des sectaires sibériens appelés les chercheurs du Christ (iskateli Christa) soutenaient que le Sauveur devait avoir reparu sur la terre, et ils allaient parcourant, pour le découvrir, les forêts et les lieux déserts[1]. Ailleurs on a vu des paysans refuser l’impôt sous prétexte que le Christ était arrivé et toutes les taxes abolies par son avènement.

C’est tantôt dans un simple paysan, tantôt dans un prince national ou étranger, que les sectaires russes cherchent leur messie. Il y en a qui ont fait de Napoléon le libérateur attendu. Regardant l’état russe comme le règne de l’antechrist, certains de ces dissidens purent accueillir comme un sauveur celui qui paraissait devoir détruire la Russie. Dans le grand ennemi de l’empire, dans le grand promoteur de l’affranchissement des serfs par toute l’Europe, plusieurs crurent reconnaître le lion de la vallée de Josaphat, le messie conquérant des prophètes. Comme la plupart de ses semblables, cette singulière secte n’a qu’un culte secret et prohibé. On raconte que dans leurs réunions ses adeptes rendent leurs adorations à une image de Napoléon, dont dans aucun pays les bustes ne sont plus répandus qu’en Russie. A l’égal de ces bustes de plâtre, ils honorent les gravures représentant le premier empereur au milieu de ses maréchaux, planant au-dessus des nuages, dans une sorte d’apothéose qu’avec leur réalisme habituel les napoléonistes russes prennent à la lettre. Selon ses adorateurs, Napoléon n’est point mort, il s’est échappé de Sainte-Hélène et est allé chercher un refuge au bord du lac Baïkal, au fond de la Sibérie, d’où il doit revenir un jour pour renverser le trône de Satan et établir le règne de la justice et de la paix.

Le fond de toutes ces espérances millénaires était la suppression de la corvée et de l’obrok, l’émancipation des paysans et le partage équitable des terres et des biens de ce monde. Un tel évangile, mêlant à des promesses de liberté des rêves d’un vague communisme, devait être aisément accueilli d’un peuple de serfs. Là est l’explication des faciles succès de tant de sectes extravagantes, de tant de faux prophètes et de faux messies. De semblables songes ont en Occident soulevé les paysans du moyen âge et les anabaptistes du XVIe siècle : ils doivent peu à peu disparaître avec la servitude qui les engendrait. Cet âge de liberté pressenti par le mougik, ce royaume de Dieu entrevu dans les promesses de ses prophètes est

  1. Sbornik pravitelstov svédén. o rask, t. II, p. 136.