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âpre que les réserves russes ont escaladé bien des fois au pas accéléré, sous une grêle de projectiles. On arrive sur un plateau où il n’y a pas grand comme la main de surface intacte. Tout est fouillé, bouleversé, retourné ; trous de bombes, abris de tirailleurs, débris de traverses, — un vrai chaos ! Un petit sentier circule dans ce labyrinthe. Un enfant sort de la maison de garde pour m’offrir des balles coniques et un assortiment de biscaïens. Je rencontre un couple russe qui revenait de la Tour ; nous échangeons quelques mots, et ils ajoutent courtoisement qu’ils ont éprouvé un vif chagrin à voir ce champ de bataille où leurs soldats se sont entre-tués avec les nôtres. Je trouve enfin le gardien, un débris de la grande lutte. Il me fait entrer dans la Tour, qui en 1854 a été rasée par les Russes eux-mêmes au niveau des parapets du bastion. Ce qui en reste est une espèce de rez-de-chaussée qui a peu souffert ; c’est là qu’après l’enlèvement de la position par la division Mac-Mahon, une soixantaine de Russes, tirant par les meurtrières, obligèrent les Français à faire un nouveau siège contre eux. Au-dessous une cave voûtée, un magasin à poudre qui ce jour-là renfermait de quoi envoyer les vainqueurs dans les airs, si un hasard providentiel n’avait fait découvrir les fils électriques qui communiquaient avec la ville. Derrière nous, un fossé encore assez profond : c’est la fameuse gorge de Malakof ; l’escarpement étant précisément du côté de la Tour, elle nous servit de défense contre le retour offensif des Russes et empêcha la reprise du bastion. En face de nous, une série de levées de terre parallèles ou en zigzags, fort visibles encore, mais dont le temps a singulièrement altéré le relief. Ce sont les tranchées françaises. On est surpris de voir combien courte était la distance entre les attaques et la défense : assiégés et assiégeans pouvaient presque converser ensemble. Sur certains points, il y a tout au plus 25 mètres à parcourir. Une minute suffit à nos soldats pour bondir hors de leurs tranchées et se trouver dans les fossés de la place, d’où ils sautèrent sur les parapets. C’est ici que s’engagea la lutte corps à corps, à coups de crosse, d’écouvillon, à coups de pierres. Le kourgane domine la ville de si haut que l’on comprend assez comment la prise de Malakof a été la chute de Sébastopol, et comment ce long drame de batailles et d’assauts eut ici son dénoûment. Ce sol a été littéralement trempé du sang des braves. Les fastes militaires de toutes les nations ne pourraient pas nous signaler un lieu plus auguste, un coin de terre plus héroïque que ce petit mamelon. On fait bien de ne pas y élever de monument : Malakof se suffit à lui-même. Ce serait le profaner que d’y gâcher le mortier et d’y effacer en quelque sorte la trace des héros.

Du côté de la campagne, de quelque côté que l’on porte la vue, on ne voit que terres remuées, tranchées, batteries françaises et