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petite rivière occupe le fond d’une très large vallée qui sépare deux masses bien distinctes de montagnes : d’un côté, le Sapoun-Gora, avec ses profondes carrières, ses mamelons couverts de taillis ou plutôt de broussailles de chêne ; sur son flanc descend par une pente assez raide, malgré plusieurs lacets, la route de poste, elle vient traverser la Tcherhaïa sur un petit pont de bois, auprès duquel nous amarrons notre barque. Sur l’autre rive, les hauteurs du côté nord viennent se joindre aux hauteurs d’Inkermann. Dans ces montagnes, on voit paraître et disparaître, s’enfoncer dans des tunnels, circuler parmi les rocs taillés à pic, la ligne du railway. On voit d’ici un pont de fer, porté à une hauteur prodigieuse sur deux tours de fer qui s’élancent du fond d’un ravin. De loin, il paraît si gracieux, si fragile ! Ce malheureux railway, on ne voit que lui, on le retrouve partout. Il court sur le côté nord, il reparaît à Inkermann, il s’en va vers Tchorgoun ; on le croit disparu, mais le voici encore sur le Sapoun-Gora, cheminant côte à côte avec l’ancien aqueduc. Lui qu’on attend depuis si longtemps, il semble qu’il ne puisse pas se décider à arriver à Sébastopol. Il est vrai qu’il a un formidable détour à faire ; puisqu’il ne peut franchir la rade, il faut bien la contourner, et de fort loin. Sur la baie du Sud, on voit une gare toute neuve qui semble se demander pourquoi elle ne voit rien venir. Dans ce sol rocheux et rocailleux de la Tauride, le tronçon de Simphéropol à Sébastopol a coûté des travaux énormes.

La ligne passe justement au pied du monastère d’Inkermann ; avec son remblai de calcaire elle le souligne comme d’un trait de crayon blanc. Ce couvent est dans une situation fort originale : sur la coupole de sa petite église surplombe un immense rocher, et ce rocher est lui-même percé de haut en bas, sur une longueur d’un kilomètre environ, d’une multitude de cavernes capricieusement disposées. On dirait un nid de frelons avec ses alvéoles ouvertes. Ce sont précisément ces grottes qui ont donné à Inkermann son nom (in, grotte, kermen, forteresse en tatar). Au sommet du rocher apparaissent les ruines d’une forteresse qui fut célèbre en son temps : tour à tour elle fut entre les mains des Tauro-Scythes, des Grecs, de Mithridate, des Romains, des Byzantins, des Génois, des Tatars et des Turcs. Tout le monde s’est disputé ces tours et ces murailles crénelées ; il n’est pas étonnant qu’elles soient si malades. Au siècle dernier, on distinguait encore sur le plateau une mosquée et quelques habitations. Il y avait donc là une haute citadelle, assise sur la ville troglodyte, qui de ses rocs menace d’écraser l’établissement chrétien. Trois étages de civilisation et d’histoire ! Je finis par découvrir un vieux moine qui se fait avec empressement mon cicérone. Le monastère et l’église qu’on voit de si loin n’ont rien de remarquable : ils ne datent que de 1867. Il n’y a d’ancien que le