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soldats en congé définitif forment, avec leurs familles, plus de 2,000 âmes. Que reste-t-il pour la population purement civile ? Beaucoup d’anciens soldats et marins qui ont servi dans la flotte de la Mer-Noire ou dans l’armée de 1854 se sont fixés à Sébastopol, soit par attachement pour une ville dont ils avaient partagé les souffrances, soit qu’ils n’aient pas eu les moyens de se transporter ailleurs. Les gens du peuple auxquels j’ai eu affaire, cochers, bateliers, commissionnaires, petits marchands, gardiens de monumens, étaient presque tous, comme nous disons nous-mêmes, de vieux Criméens. Avec ces élémens, on comprend que Sébastopol ne soit pas très animé. Il n’a en somme ni commerce, sauf celui de détail, ni industrie, sauf une fonderie. Ce n’est pas une ville universitaire, puisqu’on n’y a même pas un gymnase. Il n’y a plus de théâtre, sauf une scène de société où jouent des amateurs. Je ne sais si on y trouverait une imprimerie, mais j’ai vainement cherché un libraire. En fait de presse locale, je n’ai jamais rencontré que le Message d’Odessa. L’éclairage est médiocre et rappelle celui de nos villages : d’ailleurs à quoi bon un luxe de becs de gaz parmi ces démolitions ? Sébastopol n’a pas de présent, il ne vit que de son passé. Du coup qui l’a frappé il s’est affaissé, replié sur lui-même. Les souvenirs de 1854 y sont d’hier comme les ruines. C’est de la guerre que s’entretiennent le plus volontiers les gens qui se cherchent dans cette nécropole. Adressez-vous à n’importe qui : vous êtes assuré de faire votre récolte d’anecdotes et de souvenirs inédits. L’hôtelier chez qui je suis descendu me racontait comment il avait reçu une décoration pour les soins donnés aux blessés. Son hôtel est un monument historique : c’est là que demeurait Nakhimof. Çà et là une lampe montée sur un obus, un biscaïen qui sert de presse-papier, un boulet encastré dans un mur, sont une occasion de récits. Cette ferraille est à la mode après vingt ans, comme elle le fut chez nous au lendemain de la guerre prussienne. Dans une société, surtout s’il y a des étrangers, vous entendrez parler du général Khroulef, de l’amiral Nakhimof, du soldat Kochka. Si vous attrapez au vol ces mots-ci : « sévère pour les officiers,… les soldats l’adoraient, » c’est de l’amiral qu’il s’agit ; on vous contera tous ces traits d’audace, toutes ces bizarreries qui faisaient de lui comme un autre Souvarof, l’idole des masses. Si l’on rit, si l’on répète souvent : « Quels bons tours il jouait aux Anglais ! » c’est de Kochka qu’il est question. Qui ne connaît Kochka à Sébastopol ? Arrêtez le premier venu et mettez-le sur ce chapitre ; il vous dira que Kochka était un ivrogne et une mauvaise tête, mais quel audacieux ! quel gaillard ! Un jour on aperçut sur le revers des tranchées anglaises le cadavre d’un officier de marine russe tué dans une des surprises de la nuit. Ce spectacle affectait péniblement les marins, car ils ont un culte