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nul bruit, nulle couleur. Avant d’avoir entrevu aucun détail, on a comme une impression funèbre, et à mesure que l’on distingue les longues files de maisons en ruines, les monumens effondrés, les pans de murailles croulans, les rangées de fenêtres sans vitres, la première impression ne fait que s’accroître. Ce n’est pas une ville qu’on a sous les yeux, c’est un de ces « cadavres de villes » dont parle Cicéron. Groupés sur le pont, les passagers contemplent ce mélancolique panorama. Les habitans qui reviennent chez eux, les officiers de marine désignent aux étrangers l’église en construction de Chersonèse, tout emmaillottée d’échafaudages, la nouvelle cathédrale de Sébastopol, encore inachevée, le monument de Lazaref, le bastion fameux de Malakof. A notre gauche sont les fortifications du côté nord : le fort Constantin qui commande l’entrée de la rade, le fort Michel un peu plus loin, massives constructions en pierres de taille avec un triple rang de batteries. Constantin a cent dix embrasures, Michel quatre-vingt-dix. Ils ne semblent pas avoir souffert du siège : les matelots racontent que leurs murailles de granit repoussaient le boulet ; la vérité est qu’ils n’ont pu être attaqués sérieusement. En revanche, sur le côté sud, les forts Nicolas et Paul, qui leur faisaient face, ont totalement disparu : il n’en reste que des amas de terre et de décombres. Nous avons franchi l’endroit où s’étendait, du fort Nicolas au fort Constantin, la chaîne du port, puis le point où furent engloutis, pour fermer l’entrée de la rade, six bâtimens russes. Le souvenir de plusieurs d’entre eux, comme les Douze-Apôtres, auquel se rattache une légende, vit encore dans la mémoire du peuple. Beaucoup plus avant dans le golfe sont ensevelis les derniers navires de la flotte : le Vladimir, le Chersonèse, l’Odessa, détruits par les Russes le jour de l’évacuation. Depuis lors on a essayé de débarrasser le port de ces débris qui l’obstruaient. Il y a quelques années, un industriel américain et plus récemment un négociant russe se sont mis à l’œuvre. On n’a pu enlever que la partie supérieure et la garniture des bâtimens, la cale et la quille sont restées au fond. Parfois, en vous promenant sur la rade, vous rencontrez une barque montée par des gaillards nus comme des statues, rouges comme de la brique, et dont le hâle et l’eau de mer semblent avoir tanné la peau : ce sont des plongeurs, des pêcheurs d’épaves.

Comme le steamer est obligé de décrire un arc de cercle pour passer de la grande rade dans la baie du Sud, qui est perpendiculaire à la rade, à mesure qu’il accomplit son évolution, le point de vue change continuellement. Tour à tour le regard plonge jusqu’au fond des baies secondaires, celles de l’Artillerie et de la Karabelnaïa. Les églises, les grandes mines, se montrent à nous sous des aspects différens ; à tou moment on est désorienté. Enfin nous