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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

patrie d’Agamemnon. Tes malheurs ont enfin reçu leur récompense. Réjouissez-vous, ô ruines, et rendez grâces à votre triste sort ; voilà le descendant des Troyens qui vous relève de vos cendres ! » Ce ne sont là, dira-t-on, que des flatteries de poètes, et l’on sait par l’exemple de Martial et de Stace qu’ils n’ont pas épargné les éloges aux césars qui en étaient le moins dignes ; mais, parmi ceux qui se montrèrent complaisans à cette passion du prince, il se trouvait aussi de très graves personnages. Au commencement de ce règne, Sénèque avait composé des vers dans lesquels Apollon disait de ce prince de dix-sept ans : « Il me ressemble par le visage et la beauté ; par son chant et sa voix, il m’égale. » Louanges imprudentes qui risquaient d’encourager Néron dans ses folies ; il était naturel qu’il ne gardât pas pour lui seul des talens que ses amis ne cessaient d’exalter et qu’il souhaitât d’en faire jouir le monde. Quand il s’y décida, il voulut paraître au théâtre entre ses deux ministres, Sénèque et Burrhus, afin qu’on reconnût l’empereur dans le comédien, et obtint d’eux qu’ils donneraient à tous les spectateurs le signal des applaudissemens. A la vérité, Tacite nous dit que Burrhus n’applaudissait qu’en gémissant (Burrhus mœrens ac laudans) ; mais c’était un vieux soldat, qui n’avait jamais été qu’un courtisan médiocre : Sénèque devait applaudir de meilleure grâce. Quant aux Grecs qui se pressaient à ces spectacles, ils avaient tant d’estime pour les choses et les gens de théâtre, qu’un empereur histrion n’était pas fait pour les étonner[1] : aussi témoignaient-ils, quand ils l’écoutaient, une admiration si violente, un enthousiasme si bruyant, que Néron les proclamait les plus fins connaisseurs du monde, les plus dignes de l’entendre et de le juger. Seuls les vieux Romains, restés obstinément fidèles aux traditions du passé, qui avaient une si haute idée de l’autorité souveraine et tant de mépris des comédiens, qui mettaient au-dessus de toutes les vertus le respect du décorum, furent indignés. Ce qui nous semble surtout un grand ridicule leur paraissait un grand déshonneur, et Juvénal s’est fait l’interprète exact de leurs sentimens quand il reproche plus durement à Néron de s’être montré sur la scène que d’avoir tué sa mère. Au milieu de ce conflit d’opinions diverses, de quel côté se rangeait Pétrone ? Il ne l’a pas dit, au moins dans la partie de son livre qui nous reste, et où il a trouvé l’occasion de dire tant d’autres choses. Si dans un roman composé pour plaire au prince et « animer ses plaisirs » il n’a fait aucune allusion à sa passion insensée pour le théâtre, c’est qu’il ne l’approuvait pas. Ce silence est sans

  1. On a retrouvé dans les ruines d’une petite ville d’Asie-Mineure un décret du peuple de ce pays en l’honneur d’ambassadeurs étrangers qui avaient chanté en public en s’accompagnant de la cithare. Ce qu’on louait chez les ambassadeurs ne pouvait pas beaucoup choquer chez le prince.