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Telle est la dernière conséquence du schisme, tel est l’écueil où viennent échouer les sans-prêtres ; plus de mariage, partant plus de famille, plus de société. Par où réconcilier une telle doctrine avec le cœur de l’homme, avec l’ordre social, avec la morale elle-même ? Le mariage est la pierre d’achoppement des bezpopovtsy, le nœud principal de leurs discussions et de leurs divisions ; sur ce point se voient parmi eux toute sorte d’aberrations, parfois corrigées par les plus bizarres compromis. Les plus pratiques conservent l’union de l’homme et de la femme comme une convention sociale, les plus logiques érigent le célibat en obligation générale. Le profit n’en est point toujours pour l’ascétisme. Comme il est souvent arrivé dans l’histoire religieuse, la sensualité charnelle et le mysticisme contractent parfois chez les sectaires russes une monstrueuse alliance. On en a vu prêcher et pratiquer l’indépendance de l’amour, l’union libre des sexes, la communauté des femmes. On a vu au fond du peuple russe les plus grossières hérésies de l’antiquité et du gnosticisme se mêler aux plus romanesques et aux plus malsaines des utopies modernes. Sans tomber en de tels excès, la plupart des théologiens de la bezpopovstchine, en maintenant la prohibition du mariage, proclament les plus étranges maximes. A leurs yeux, la débauche, qui n’est qu’une faiblesse accidentelle, est un moindre péché que le mariage, qui, proscrit par la foi, devient une sorte d’apostasie. Se faisant une morale à rebours, à l’état conjugal ils préfèrent le concubinage, à ce dernier le libertinage. « Mieux vaut, dit dans son cynique langage un de leurs plus sévères docteurs[1], mieux vaut vivre avec une bête qu’avec une jolie fille, mieux vaut hanter différentes femmes en secret que d’habiter avec une seule publiquement. » Voilà où en sont venus les plus scrupuleux défenseurs des vieux rites. Emportant avec eux quelques anciennes cérémonies, ils sont sortis non-seulement de la morale chrétienne, mais de la morale naturelle. Ces sectes, déjà en lutte avec l’état et la civilisation moderne, en arrivent à nier le principe même de toute société.

Les plus fanatiques des hommes ne peuvent parvenir à de telles conclusions sans en être effrayés. En renversant tout le culte et la morale du christianisme, les bezpopovtsy ont besoin de s’en justifier eux-mêmes. « Le Christ a délaissé l’église et l’humanité. Comment a-t-il pu les priver des sacremens et des moyens de salut qu’il leur avait légués ? Comment a-t-il laissé la main des impies rompre les liens qu’il avait noués entre l’homme et Dieu ! À cette terrible énigme, il n’y a qu’une explication. Cette chute du sacerdoce et de l’église, ce triomphe de l’iniquité et du mensonge ont été prédits par les prophètes. C’est l’heure décrite dans l’Écriture où les saints

  1. Kavyline, cité par N. Popof, Chto takoé sovrémennoé staroobriadtchestvo v Bossii, p. 34.