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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

fragmens dans les salles de lecture, l’empereur a voulu la connaître. » Cependant tous ces triomphes prématurés ne le tranquillisent pas ; il redoute l’avenir, il craint que la postérité ne refuse de ratifier les jugemens des contemporains, et supplie ardemment son poème de lui survivre, vive precor ! Mais ses prières étaient inutiles, la Thébaide ne devait pas vivre, au moins de cette vie large et populaire qu’un poète souhaite pour ses vers. Œuvre factice et savante, pleine de réminiscences curieuses et d’habiles imitations, elle ne pouvait être tout au plus que le charme de quelques délicats. La Pharsale au contraire, attachée aux souvenirs d’une grande époque, racontait des événemens dont on ressentait encore le contrecoup ; elle parlait de personnages dont le nom se retrouvait dans toutes les admirations et toutes les haines. Soutenue, animée par ces passions ardentes, elle devait se maintenir dans la mémoire des hommes, et le poète avait quelque raison de prédire avec tant d’assurance qu’elle ne périrait pas :

……. Pharsalia nostra
Vivet, et a nullo tenebris damnabitur ævo !

De toutes les innovations que se permit Lucain, la plus radicale et la moins attendue fut de renoncer au merveilleux d’Homère. Il pensa qu’il devait entièrement s’en abstenir pour éviter des disparates fâcheuses. Quelle figure pouvaient faire ces dieux antiques et naïfs à côté d’indifférens ou d’incrédules comme César ou Cicéron ? Était-il possible d’imaginer que Vénus et Minerve s’étaient montrées à des gens qui se moquaient d’elles, et que, dans des guerres où la politique et l’ambition décidaient de tout, on s’était conformé à la volonté de Mars ou d’Apollon ? Lucain d’ailleurs, aussi bien que Sénèque, n’avait aucun respect pour le vieil olympe, et il ne manque pas une occasion d’en plaisanter[1]. Il aurait eu quelque peine à faire agir ou parler des dieux auxquels on savait qu’il ne croyait pas ; il prit donc le parti de ne pas s’en servir, et pour la première fois on put lire une épopée où Mars et Pallas ne paraissent pas dans les batailles, et où Jupiter et Junon ne troublent plus le ciel de leurs querelles.

C’est là évidemment ce qui surprit et scandalisa surtout les partisans des anciens usages. On s’était tellement accoutumé à retrouver les dieux d’Homère dans la poésie épique qu’on ne croyait pas qu’elle pût s’en passer. On s’étonna et l’on s’indigna de la témérité de ce jeune homme qui semblait condamner tous ses devanciers en

  1. Il arrive quelquefois à ce scepticisme religieux de Lucain de se manifester d’une manière assez maladroite. Cornélie, qui vient de voir mourir Pompée, s’écrie : « Je te suivrai jusqu’aux enfers, si pourtant les enfers existent. » Il faut avouer que ce doute est fort étrange dans cette situation,