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jeunes gens à traiter des causes véritables, « en sorte que, lorsqu’ils arrivent au forum, ils semblent être débarqués dans un monde inconnu. » Il les blâme d’apprendre à leurs élèves à négliger l’ensemble pour les détails, à n’être plus sensibles qu’aux agrémens d’une période qui flatte l’oreille ou d’une expression piquante qui réveille l’esprit. « Quand on est élevé de la sorte, dit-il, on n’est pas plus capable d’avoir du goût qu’il n’est possible de sentir bon quand on fréquente trop la cuisine, » et il conclut qu’envoyer les jeunes gens à l’école, c’est le plus sûr moyen d’en faire des sots. Le rhéteur si rudement attaqué ne se défend guère ; il répond qu’il faut bien que les maîtres cèdent aux exigences des élèves et de leurs parens, et que, s’ils essayaient de résister, leurs écoles seraient vides. Toute cette discussion est pleine de sens ; il n’en est pas moins étrange de voir Pétrone prendre avec tant de feu le parti « de la grande et chaste éloquence, » et de lui entendre dire en vers énergiques que, « si l’on est épris d’un art austère et si l’on a l’âme tournée au grand, il faut d’abord soumettre ses mœurs aux lois d’une honnêteté rigoureuse : » préceptes excellens, mais qui surprennent un peu venant de cet écrivain et placés dans ce livre !

Ailleurs encore Pétrone s’est fait le défenseur des traditions classiques et des usages anciens en attaquant Lucain, coupable de s’en écarter. La polémique entre eux est vive, et l’on y sent que les vanités sont aux prises autant que les principes. C’est un épisode curieux et peu connu de l’histoire littéraire de ce temps : on nous permettra de le reprendre de haut et d’y insister.

Lucain, comme on sait, fut presque un enfant prodige : au sortir des écoles, il était déjà célèbre. Fils d’un riche intendant, neveu d’un ministre, bien vu de l’empereur, poète et prosateur renommé, couronné dans les jeux publics, couvert d’applaudissemens quand il se faisait entendre dans les salles de lecture, il pouvait passer à vingt ans pour l’écrivain à la mode et le favori du grand monde. Sa vanité, qu’il avait très vive, était assurément fort sensible à ces triomphes de salon. Cependant ils ne lui suffirent pas. Il se disait peut-être que le souvenir n’en durerait guère et qu’il lui convenait de chercher une gloire plus solide. Peut-être aussi, malgré les applaudissemens que lui prodiguaient ces gens d’esprit, comprit-il tout ce que leur goût avait d’incomplet et d’étroit. Il y a des sociétés qui n’aiment pas assez les lettres ; il y en a d’autres à qui l’on peut reprocher de les aimer trop. Celle au milieu de laquelle vivaient Lucain et Pétrone poussait l’amour de la poésie et des arts jusqu’à la manie. Depuis Auguste, il était à la mode d’écrire : « savans, ignorans, disait le sage Horace, tous, nous faisons des vers au hasard. » Cet excès n’est pas sans danger. Quand tout le monde, et le grand monde surtout, est épris à ce point de littérature, on raffine,