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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

mauvais état. Nous en avons perdu plus des trois quarts[1], et ce qui nous reste a donné lieu à des controverses de tout genre. Nous n’en connaissons pas exactement le titre : celui de Satiricon, sous lequel il est connu, ne paraît pas être le vrai, et il est assez probable que l’antiquité lui donnait le nom plus simple et plus général de Satire[2]. On a beaucoup discuté aussi sur l’époque où il a dû être écrit. Niebuhr le croyait du temps d’Alexandre Sévère ; quelques critiques le reculent même jusqu’à l’époque de Constantin, tandis que d’autres veulent qu’il soit de celle d’Auguste. C’est, comme on voit, une différence de trois siècles. Aujourd’hui on s’accorde à croire qu’il a été composé sous Néron. Cette date est celle qu’assignent à l’ouvrage la façon dont il est écrit et les allusions historiques qu’il renferme. À la manière dont l’auteur combat Lucain et dont il imite Sénèque, on ne peut douter qu’il ne fût leur contemporain. Quant au nom qu’il portait, aucun doute n’est permis : les manuscrits et les grammairiens l’appellent tous Petronius Arbiter.

Ce nom rappelle aussitôt à l’esprit celui d’un personnage qui joua un certain rôle sous Néron, et dont Tacite nous a raconté la fin. T. Petronius était un de ces débauchés, comme il y en avait alors à Rome, qui consacraient le jour au sommeil, la nuit aux devoirs et aux agrémens de la vie. « D’autres, dit Tacite, vont à la renommée par le travail, celui-là y alla par la mollesse. On ne le confondait pas dans la foule de ces dissipateurs vulgaires qui ne savent que dévorer leur fortune, on le regardait comme un voluptueux qui se connaissait en plaisirs. L’insouciance même et l’abandon qui paraissaient dans ses actions et dans ses paroles leur donnaient un air de simplicité d’où elles tiraient une grâce nouvelle. » Cependant cet efféminé se trouvait être au besoin un homme actif et laborieux. « Proconsul en Bithynie et ensuite consul, on le vit faire preuve de vigueur, et il fut à la hauteur de toutes les affaires. » Après cet effort, il était revenu volontairement à sa vie oisive et voluptueuse. Néron se sentait attiré vers cet esprit ingénieux qui s’était fait un art du plaisir. Pétrone prit un tel ascendant dans cette cour légère qu’on le regardait comme l’arbitre du bon goût (arbiter elegantiœ), et ce nom lui resta. L’empereur en était venu à le consulter sur ses fêtes, et

  1. Les manuscrits nous apprennent que les fragmens que nous avons conservés appartenaient aux livres quatorzième et quinzième de l’ouvrage. Ce sont donc treize livres entiers qui sont perdus, sans compter ceux qui suivaient le quinzième, et dont nous ignorons tout à fait le nombre.
  2. C’est sous ce titre de Satira que M. Bücheler a publié les fragmens de Pétrone. L’édition qu’il en a donnée à Berlin en 1862 est de beaucoup la meilleure C’est celle dont je me suis servi. J’ai profité aussi d’un excellent travail publié par M. Studer dans le Rheinische Museum (t. II, p. 72 et 19) et qui a renouvelé la critique sur Pétrone.

TOME VI. — 1874