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l’utilité mise à la place du devoir et préparant des ruines effroyables par un aveugle souci des dangers lointains, les grossiers instincts qui se couvrent de philanthropie et de cosmopolitisme ! Si l’on parle d’intérêt, y a-t-il un intérêt supérieur à celui de la patrie ? On comprend la colère de van de Weyer contre Cobden, quand on sait que celui-ci ne se gênait point pour dire partout que les fortifications d’Anvers n’empêcheraient pas, le moment venu, la France d’aller jusqu’au Rhin, et prédisait que l’annexion trouverait aisément une majorité dans la nation belge. Il cesse d’être juste quand il représente la France comme prête à mettre la main sur la Belgique. « Nulle idée[1], écrivait-il, n’est plus populaire. Les historiens la justifient par l’étude du passé ; les poètes la chantent, les publicistes en démontrent la nécessité, les militaires la veulent par un habile coup de main, les journalistes par des moyens moraux, c’est-à-dire la propagande sourde, les agens secrets, la corruption. » Non, la France en 1862 ne caressait point l’idée de l’annexion ; elle ne rêvait point de conquêtes ; elle n’avait aucune part directe dans la direction de sa politique étrangère. Van de Weyer, qui connaissait certains desseins caressés aux Tuileries, prenait trop facilement quelques voix obscures pour la voix de la France.

Van de Weyer n’oubliait rien, il se souvenait que M. de Talleyrand, dans un de ses derniers entretiens avec le roi Léopold à Londres, lui avait fait ce programme de gouvernement. « Sire, lui avait-il dit de sa voix grave et douce, vous allez régner sur des populations dont les mains sont propres aux arts ainsi qu’au labourage ; » puis il avait conseillé au roi d’apparaître dans sa capitale sans uniforme, sans grosses épaulettes ; un frac, un simple habit noir, annonceraient au peuple un nouveau Médicis de meilleure maison. Point d’armée, source d’impôts ; 4,000 ou 5,000 hommes de bonne police ! Le roi, raconte van de Weyer, regarda Talleyrand de son œil fin et profond ; il ne dit rien, et dès le lendemain de son arrivée il s’occupa des places fortes et de l’armée.

Van de Weyer n’avait jamais espéré que la neutralité belge serait éternellement respectée, si elle ne faisait mine de vouloir se défendre : il voulait que l’art fît pour son pays ce que la nature avait fait pour la Suisse. Avait-il tort ? qui pourrait lui reprocher d’avoir eu une foi vivante, ardente, dans sa Belgique, et d’avoir cherché à lui donner d’autres boucliers que la complaisance de l’Europe ? La guerre approchait de la Belgique comme par étapes ; de Crimée, d’Italie, elle avait atteint le Danemark. On sentait remuer déjà le vieil édifice de la confédération germanique. Le roi Léopold, effrayé de l’avenir, avait essayé d’intéresser le souverain

  1. Allusion à la phrase fameuse : la France ne fait la guerre que pour une idée.