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de se méprendre sur le caractère social et politique du schisme. C’est une protestation populaire contre l’invasion des mœurs étrangères. C’est une réaction contre la réforme de Pierre le Grand, un peu comme l’ultramontanisme moderne est une réaction contre la révolution. Les starovères sont les défenseurs des anciennes mœurs dans le domaine civil comme dans le domaine religieux. Le vieux-croyant est le vieux Russe par excellence, c’est le slavophile du peuple, le slavophile conséquent jusqu’à l’absurdité. Dans sa révolte contre l’autorité, il ressemble moins au jacobin qu’au Vendéen. Le vieux-croyant est le réfractaire moscovite persistant à travers les transformations de la Russie nouvelle. A cet égard, le schisme est le trait le plus oriental, le plus asiatique de la Russie.

Comme l’Orient, le raskol s’est enchaîné aux formes extérieures, il glorifie l’immobilité et veut maintenir la société dans un moule traditionnel au risque de l’y pétrifier. Comme l’Orient et comme l’enfant, il place la sagesse et la science à l’origine des civilisations, et croit que rien de bon ne peut venir en dehors des leçons de l’antiquité. Sous ce double aspect, le vieux-croyant est stationnaire, il est opposé au principe même du progrès, c’est le héros de la routine et le martyr du préjugé. Ses yeux sont d’ordinaire tournés vers le passé, s’il rêve des réformes, c’est le plus souvent un retour en arrière, un retour au bon vieux temps légendaire. Dans sa lutte contre le pouvoir, il en est resté à l’ancienne conception de la souveraineté : « un tsar au lieu d’un empereur, » telle est la devise politique de la plupart des dissidens comme de la majorité du peuple. On montrait un jour le tsar à un conscrit raskolnik. « Ce n’est pas là un tsar, dit-il, il a des moustaches, un uniforme et une épée comme tous nos officiers, c’est un général comme un autre. » Pour ces adorateurs du passé, pour ces dévots du cérémonial, un tsar est un homme à longue barbe et longue robe comme dans les anciennes images. Les vieux-croyans sont les représentans outrés de l’esprit stationnaire avec lequel le gouvernement russe est obligé de compter en tout. L’aveugle résistance faite à certaines réformes montre quels obstacles peuvent encore rencontrer dans la nation quelques-unes des mesures qui partout ailleurs sembleraient les plus simples, comme la substitution du calendrier grégorien au calendrier julien.

Par son principe, le raskol est conservateur, réactionnaire même ; par son attitude vis-à-vis de l’église et de l’état, par les habitudes que lui ont données deux siècles d’opposition et de persécution, il est révolutionnaire, souvent même anarchique. Il y a entre toutes les autorités une secrète connexité, et le rejet de l’une mène au rejet de l’autre. Une fois, dit un éminent historien de la Russie[1], une

  1. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 143.