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image. « L’image de Dieu est la barbe, et sa ressemblance la moustache, » écrivait encore un raskolnik vers 1830[1]. Voyez, disent les vieux-croyans, voyez le Christ et les saints des anciennes images, tous portent la barbe. Pour leur répondre, les théologiens orthodoxes ont dû se mettre à la recherche des rares saints imberbes de l’iconographie byzantine. Au fond, c’était toujours chez ces hommes simples même manière de voir, même attachement aux formes et même symbolisme dans le même réalisme. Comme au texte de la parole divine, ils se refusent à rien laisser changer à l’œuvre vivante de Dieu ; comme ils veulent que chaque mot, chaque lettre de l’office sacré ait une valeur propre, ils n’admettent point que le poil dont le créateur a fourni les joues de l’homme puisse être sans signification. A leurs yeux, c’est la marque distinctive du visage mâle ; l’en priver, c’est déformer l’œuvre divine en l’altérant, c’est une sorte de mutilation et comme de castration de la virilité[2].

Comme le double alléluia ou la croix à huit branches, la barbe a eu ses martyrs. Cette année même, en 1874, sur le golfe de Finlande, un conscrit destiné à la marine refusait obstinément de laisser le rasoir approcher de son visage, et, plutôt que de manquer à sa religion, se laissait condamner à une peine de plusieurs années pour révolte contre ses chefs. De tels scrupules ont amené le gouvernement à laisser la barbe à certains corps de troupe, en majorité vieux-croyans, aux Cosaques de l’Oural par exemple. Pour triompher des répugnances populaires, Pierre le Grand usa de tous les moyens : il échoua, la barbe a vaincu le réformateur. En vain, ne pouvant raser de force tous les récalcitrans, il imagina d’imposer une taxe aux longues barbes, en vain il mit sur les plus ardens défenseurs des anciennes coutumes, sur les raskolniks, un double impôt. Quand il leur interdisait d’habiter les villes et qu’il les privait de droits civils, quand il les obligeait à porter comme signe distinctif un morceau de drap rouge sur l’épaule, Pierre ne faisait que désigner les vieux-croyans au respect du peuple comme les plus courageux représentans des traditions nationales.

Devant une telle attitude vis-à-vis de la civilisation, il est difficile

  1. Oglachenia Boudakseva ; Schédo-Ferroti, p. 167. Pour combattre cette opinion, un évêque orthodoxe Dmitri de Rostof, écrivit un traité sur l’image et la ressemblance de Dieu dans l’homme. Des raskolniks disaient au même prélat : « Nous aimons autant nous laisser couper la tête que la barbe. — La tête repoussera-t-elle ? » répliqua l’évêque.
  2. L’anecdote suivante montre la méthode d’argumentation des vieux-croyans et de leurs adversaires. A certaines fêtes, les raskolniks et les orthodoxes de Moscou avaient au Kremlin des discussions populaires. « L’homme, disait le vieux-croyant, a été créé avec la barbe, par suite, se raser, c’est mutiler l’image de Dieu. — Point du tout, répondit l’orthodoxe, l’homme a été créé imberbe, la barbe lui a poussé après la chute. Voyez l’âge de l’innocence, les enfans, ils naissent sans barbe, elle ne leur vient qu’à l’âge où ils commencent à pécher ; donc en se rasant l’homme retourne à sa forme primitive. »