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respectée en Russie qu’en tout autre pays chrétien. En dépit de tous les argumens théologiques, le vrai motif de l’antipathie du vieux-croyant pour telle ou telle denrée, pour tel ou tel usage, est la nouveauté, la récente introduction en Russie. Pour la manière de vivre comme pour la foi, et pour la table comme pour le culte, il prétend rester fidèle aux pratiques de ses ancêtres. Un jour, dit-on, un raskolnik et un orthodoxe étant à boire ensemble, le dernier prit un cigare. « Oh ! le poison diabolique ! s’écria le premier. — Et l’eau-de-vie ? répondit son compagnon. — Le vin (vino, en russe on appelle ainsi l’eau-de-vie), le vin, reprit le vieux-croyant, était apprécié de notre grand-père Noé ! — Eh bien ! répliqua l’autre, prouve-moi que Noé ne fumait pas. » Chez ce peuple aux mœurs encore patriarcales, l’antiquité est la règle qui décide sans appel. « Ne te moque pas des vieillards, dit une maxime des raskolniks, car le vieillard sait les vieilles choses et enseigne la justice. »

En tout conflit politique ou religieux, les partis ont besoin d’une bannière, d’un signe extérieur visible à tous les yeux, accessible à toutes les intelligences. Comme en France aujourd’hui les plus hautes questions politiques se symbolisent et se résument dans la couleur d’un drapeau, ainsi en Russie, dans la lutte entre l’entêtement populaire et la propagande européenne, la barbe devint le signe de ralliement des vieux Russes, l’emblème de la nationalité et des vieilles mœurs. Le combat engagé autour du menton moscovite fut moins puéril qu’il ne le semble. Déjà longtemps avant Pierre le Grand, les imitateurs de l’Occident avaient commencé à se raser, contrairement à l’habitude orientale observée par toutes les classes du peuple russe. Sous le père du réformateur, un des chefs du raskol, le protopope Awakoum, dénonçait déjà les hommes « à la figure libertine, » c’est-à-dire au visage rasé. Comme d’habitude les vieux Russes mettaient en avant des scrupules religieux, ils alléguaient d’abord les prohibitions du Lévitique (XIX, 27, XXI, 5), ensuite les anciens missels et les décrets du Stoglaf, sorte de code ecclésiastique attribué à un concile national. La défense de se couper la barbe, d’ordinaire faite uniquement au clergé, avait été peu à peu étendue à tous les fidèles orthodoxes. Les patriarches, qui jusqu’à Nikone n’étaient guère moins formalistes ni moins opposés à toute importation des mœurs étrangères que leurs futurs adversaires du raskol, les patriarches avaient condamné l’usage de se couper la barbe comme « une coutume hérétique défigurant l’image de Dieu et rendant l’homme semblable aux chiens et aux chats[1]. » C’est là le principal argument théologique des ennemis du barbier ; c’est ainsi qu’ils interprètent le verset de la Genèse : Dieu fit l’homme à son

  1. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIV, p. 277, 278.