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les plus simples sont interprétés de la même façon. Si Pierre célébrait le commencement de l’année au 1er janvier avec des fêtes et des images allégoriques, c’est qu’il voulait restaurer le culte des faux dieux et « l’antique idole romaine Janus[1]. » Dans ces fables ridicules, dans cette incapacité de comprendre qu’on se puisse servir d’un emblème ou d’un nom païen sans revenir au paganisme, se reconnaît un des traits fondamentaux du raskol, son symbolisme réaliste, sa manière matérielle d’entendre les images, les allégories, les mots, qui pour lui ne sont jamais vides de sens.

La présence de l’antechrist une fois découverte, les sinistres descriptions des prophètes furent aisément appliquées à la Russie et à son gouvernement. Avec leur penchant à chercher de mystérieuses énigmes dans les noms et les nombres, les fanatiques n’eurent pas de peine à retrouver toute l’Apocalypse dans la Russie nouvelle. Ils cherchèrent le chiffre de la bête dans le nom même de Pierre et de ses successeurs. Chaque lettre ayant, chez les Slaves comme chez les Grecs, une valeur numérique, il s’agit en additionnant le total des lettres d’un nom d’en former le chiffre apocalyptique de 666 (Apocalypse, XIII, 18). En intercalant, doublant ou supprimant quelques caractères et en se contentant de nombres approximatifs, les sectaires ont découvert le chiffre diabolique dans le nom de la plupart des souverains russes, de Pierre le Grand à Nicolas. S’ils se permettent de pareilles altérations, c’est, disent-ils, que, pour se dissimuler, la bête fausse le chiffre qui la doit désigner, en sorte qu’on la peut aussi bien reconnaître sous le nombre 662 ou 664 que sous 666. Passant de chaque souverain à l’empereur en général, les raskotniks ont démasqué le chiffre de la bête dans le titre impérial. Par un singulier hasard, pour tirer le nombre apocalyptique du mot imperator, ils n’ont qu’à supprimer la seconde lettre, ce qui leur fait dire que l’antechrist cache son nom de perdition sous la lettre M[2]. Par une rencontre non moins bizarre et non moins fâcheuse, le concile de Moscou qui, après la déposition de Nikone, excommunia, définitivement le schisme, avait été convoqué en l’année 1666. C’était là le chiffre fatal, et lors de la réforme du calendrier, les vieux-croyans ne manquèrent pas d’en être frappés, ce fut pour eux comme une arme fournie par leurs adversaires. Cette année devint la date de l’avènement de Satan. Non contens d’avoir fait de leurs souverains une série de ministres du démon, certains de ces défenseurs de la vieille Russie ont, à l’aide d’un anagramme,

  1. Toutes ces allégations se trouvent dans un écrit composé vers 1820 et imprimé à Londres en 1861 sous le titre de Sobranié ot sviatago Pisaniia o Antekhristé dans le deuxième tome du Sbornik pravitelstv. svédénii o rask., p. 254, 260.
  2. Sobranié ot sviatago Pisaniia o Antékhristé, tome deuxième du Sbornik pravitelstv. svédénii o rask, p. 257. Comparer le t. Ier, p. 179.