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par lesquelles on suppose que l’institution du mariage a passé n’est rien moins que prouvé. Ces divergences mêmes qui se manifestent entre les opinions des divers auteurs qui ont abordé ce problème sont une preuve suffisante qu’il y a dans leurs théories beaucoup d’arbitraire. On veut généraliser à toute force des faits qui dépendent de certaines conditions de race ou de climat, et on oublie que les phénomènes de la vie morale sont bien plus complexes que ceux de la nature physique. D’une part les lumières du progrès intellectuel ou l’influence d’un législateur de génie, de l’autre la contagion morale ou la servitude peuvent bouleverser le développement régulier d’une nation. Il faut aussi reconnaître que les mêmes lois ethnologiques ne sont pas applicables indifféremment à toutes les races. Les races aryennes par exemple paraissent avoir eu sur le rôle de la femme des idées fort différentes de celles qui dominent encore chez quelques nations barbares ; on ne rencontre chez elles rien de pareil, à moins de remonter par hypothèse jusqu’à ces âges reculés où l’homme, selon Darwin, se dégageait de la souche simienne ! Ainsi dans les Védas, la femme est déjà la compagne respectée de l’homme, son égale ; elle choisit librement son époux.

En somme, les faits, qu’on entasse pour démontrer l’évolution progressive de la famille à partir d’un état originel de promiscuité absolue n’offrent pas, ce nous semble, les caractères de généralité et de cohérence qui constituent ce qu’on peut appeler une loi. Aussi faut-il louer la prudence avec laquelle M. Giraud-Teulon s’engage à la suite de ses devanciers dans ces voies encore si peu frayées. Lui aussi présente la famille comme une conquête de l’homme. Le premier aspect sous lequel s’offrent les sociétés primitives, dit-il, est celui de grandes masses où la parenté individuelle est inconnue ; puis les masses se scindent, de petits groupes commencent à s’isoler, la tribu s’organise d’abord autour de la mère, en vertu de la filiation par les femmes, plus tard seulement autour du père, par la descendance masculine. Le régime patriarcal ne se rencontre pas au seuil de l’histoire de l’humanité, il est dû au progrès de la civilisation ; il s’aperçoit d’abord chez les classes riches d’une population, puis devient le patrimoine des races supérieures, qui l’imposent par la conquête. A l’avènement de la famille patriarcale, fondée sur le principe du mariage, un vieux monde s’écroule, et sur les ruines s’élèvent ces sociétés qui nous paraissent déjà vieilles lorsque commence l’histoire proprement dite ; Voilà la conclusion à laquelle M. Giraud-Teulon arrive en groupant savamment les faits et en cherchant à les relier par un lien logique. Il ne la présente pourtant que comme une probabilité, et nous imiterons cette sage réserve en nous bornant à signaler son curieux ouvrage et celui de M. Lubbock à tous ceux qu’intéresse l’histoire philosophique de l’humanité.


Le directeur-gérant, C. B ULOZ.