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à ses habitans par tout pays civilisé. Les errans ou stranniki en particulier font profession de vivre en lutte avec l’autorité civile, et érigent la rébellion en principe de morale ou en devoir religieux. L’état, d’abord condamné comme protecteur et auxiliaire de l’église, fut maudit pour ses propres tendances, pour ses propres prétentions. Chose singulière, les sectes extrêmes du schisme finirent par considérer le gouvernement de leur patrie à peu près du même œil que certains chrétiens des premiers siècles l’empire romain encore païen. Pour ces fanatiques, le gouvernement des tsars orthodoxes devint le règne de Satan, le règne de l’antechrist, et ce ne fut point là une vaine métaphore, ce fut une notion précise, une croyance arrêtée, qui au point de vue politique comme au point de vue religieux exerce encore sur le schisme une influence capitale.

Au bouleversement des mœurs publiques et privées sous Pierre le Grand, à tout ce qu’ils regardaient comme le triomphe de l’impiété, les raskolniks ne virent qu’une explication : l’approche de la fin du monde, la venue de l’antechrist. Si grand était l’ébranlement qu’avec les vieilles mœurs il semblait que tout dût disparaître, l’église, la société, l’humanité entière. La fin du monde, tel est depuis des siècles le dernier cri de la douleur ou de la surprise des peuples chrétiens. Nous avons vu après des révolutions politiques ou des guerres désastreuses dans les pays les plus éclairés de l’Europe, en France et ailleurs, nous avons vu des âmes religieuses prises d’un trouble subit recourir à cette suprême explication des maux de l’église ou de la patrie, et comme les prophètes du raskol annoncer que la fin était proche. Que devait-ce être dans l’ancienne Russie, alors qu’étourdie de la secousse imprimée par la main de Pierre le Grand, elle semblait voir tout crouler autour d’elle ? Déjà, lors de la réforme de Nikone, les fanatiques avaient annoncé que la chute du patriarche était le signe précurseur de la fin du monde. Les jours de l’homme sont comptés, disaient-ils, l’époque d’angoisse décrite dans l’Apocalypse est arrivée, l’antechrist va paraître. Et quand vint Pierre le Grand, bouleversant tout aux yeux d’un peuple incapable de le comprendre, foulant cyniquement aux pieds les vieilles mœurs et parfois la morale elle-même, les raskolniks n’eurent pas de peine à reconnaître en lui l’antechrist annoncé. Chose qui montre le peu de clairvoyance des nations, le créateur de la Russie moderne fut regardé par une notable portion de son peuple comme un envoyé ou un représentant de l’enfer, et depuis lors l’empire russe se trouve dans cette situation sans analogue d’être maudit comme l’empire de l’antechrist par une partie de ses propres sujets.

La personne même du réformateur prêtait par certains côtés à cette satanique apothéose. Comme une sorte de messie renié du