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irrévocables, restait pour la France le nouveau, le dernier témoignage de ce qu’elle devait à la commune.

Ce que je veux montrer, c’est cette immensité d’embarras au milieu desquels M. Thiers avait à se débattre pendant ces funestes semaines, entre le 20 mars et le commencement de mai. Plus d’une fois, au plus fort de ses anxiétés, on lui signalait, même publiquement, même dans des séances de l’assemblée, les mouvemens allemands, et il répondait : « Non ! non ! » Il savait bien à quoi s’en tenir, il sentait aussi le danger d’insister sur ce qu’il ne pouvait empêcher. Des paroles imprudentes, des indiscrétions qu’on se permettait, se tournaient en tortures pour lui. D’autres fois il se laissait aller lui-même à des impatiences de discussion, et on ne savait pas que ces vivacités répondaient à quelque complication intime, peut-être même à de sourdes hostilités qui venaient ajouter à ses peines et à ses amertumes. Paris, la province, la commission des quinze, M. de Bismarck, l’ennemi menaçant ou les amis impatiens, M. Thiers avait affaire à tout cela successivement ou à la fois, et c’est à travers toutes ces difficultés, au prix d’incessans efforts, qu’il arrivait à débrouiller le chaos, à refaire une armée qui s’élevait par degrés à 50,000, à 80,000, puis au-delà de 100,000 hommes, qui reprenait peu à peu une certaine cohésion au feu de l’action. Des soldats et du matériel, il fallait tout retrouver.

Deux élémens principaux servaient à cette reconstitution. Les armées de province et surtout l’armée de Chanzy fournissaient plus de vingt régimens d’infanterie, trois bataillons de chasseurs à pied, neuf régimens de cavalerie, quatorze batteries d’artillerie ; les prisonniers formaient le second contingent. Aussitôt qu’il l’avait pu et autant que le lui permettait son terrible adversaire de Berlin, M. Thiers avait établi quelques grands dépôts où devait se réunir tout ce qui arrivait d’Allemagne. A Cherbourg, le général Ducrot portait son feu et son activité ; il mettait de l’ordre dans les masses que lui jetaient les transports envoyés sur les côtes allemandes. A Cambrai, le général Clinchant était chargé de former des régimens avec ce que lui expédiait le général Gresley, placé à Charleville pour recevoir les prisonniers revenant de ce côté. A Auxerre, il y avait une troisième concentration. Ce n’était pas vraiment un travail des plus simples et des plus faciles. D’abord les Allemands, par prévoyance, dans l’intérêt de leur sûreté, avaient confondu les hommes de tous les corps, de toutes les armes : sur quelques milliers de prisonniers qu’on recevait, il y avait des soldats de toute sorte, et on pouvait à peine former une compagnie avec les hommes d’un même régiment. De plus, il y avait à renvoyer les mobiles, les libérables, qui n’auraient fait que des soldats mécontens. Avec les retards calculés de M. de Bismarck, surtout vers la mi-avril, au moment des difficultés pour