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par la guerre. Ce n’était pas l’œuvre la moins difficile, car elle demandait toute la bonne volonté, le dévoûment, la prévoyance d’un patriotisme plus que jamais nécessaire, sans la compensation d’un dernier espoir et des émotions excitantes de la lutte.

Aller poursuivre à Bruxelles la négociation de la paix définitive, rétablir l’ordre partout ébranlé, reconstituer une administration, réorganiser les services financiers, retrouver des ressources et du crédit pour alléger par degrés le poids de l’occupation étrangère, rendre les mobiles, les mobilisés aux industries et au travail, ramener les prisonniers d’Allemagne, dégager de ce grand chaos militaire une armée nouvelle, apaiser les passions et au besoin les contenir : tout cela était à faire en même temps sans perdre une heure, sous l’œil d’un ennemi victorieux et habile, prêt à profiter de nos fautes et de nos embarras ! C’était immense, et avant tout il y avait à s’inquiéter de Paris, de ce Paris mystérieux, hérissé en quelque sorte dans sa défaite, dévoré d’amertume et d’anarchie. En courant à Bordeaux pour obtenir le plus promptement possible la ratification des préliminaires qu’il venait de signer, en laissant derrière lui une occupation allemande inévitable et imminente, M. Thiers avait emporté ce souci qu’il résumait d’un mot : « que va-t-il arriver de Paris ? » Là commençait l’inconnu, d’autant plus qu’il y avait deux choses en présence : une ville livrée depuis cinq mois à elle-même, placée dans les conditions les plus extraordinaires, et un gouvernement formé au loin avec une assemblée élue dans une atmosphère toute différente. Le problème était là tout entier !


I

Si Paris eût été une ville comme une autre, comme Lyon, Marseille ou Toulouse, la question n’aurait point eu sans doute la même gravité ; mais c’était le grand foyer de la vie française, la cité du siège, une ville de plus de deux millions d’âmes préparée par les émotions violentes, par l’accumulation des élémens les plus redoutables, par une sorte de décomposition intérieure, à toutes les agitations et peut-être à toutes les résistances pour lesquelles elle restait armée. Tant que la guerre avait duré, tant que le canon avait retenti autour de la place, le patriotisme avait suffi pour rallier les volontés, pour dominer les instincts de sédition et pour maintenir, au milieu d’une population animée d’un même esprit, une apparence de régularité représentée par une apparence de gouvernement. La présence de l’ennemi extérieur défendait Paris contre la guerre civile, et c’est ce qui avait fait échouer toutes les tentatives révolutionnaires au 22 janvier 1871 comme au 31 octobre 1870.