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éloquente de son inconscience. Le sang versé par vengeance ne lui a jamais coûté un remords ; l’indifférence absolue du bien et du mal ne saurait être poussée plus loin. Telle est la naïveté redoutable de cet égoïsme, que la notion du devoir n’est jamais entrée dans son esprit comme pouvant tirer à conséquence personnelle : en revanche, elle avait à ses yeux, pour ce qui est d’autrui, une signification très précise, mais unique, celle du dévoûment aveugle à ses volontés. Malheur à qui s’est soustrait à ce devoir ! Ayons le courage de le dire, le cœur de Richelieu était aussi bas que son génie était noble et tendait instinctivement au grand. Ce cœur ne nourrissait qu’ingratitude, perfidie, rancune, jalousie, vanité, avidité, goût pour les voies obliques, l’espionnage, les délations ; pour comble, une odieuse inhumanité. Voilà ce que met au jour l’examen impartial de sa vie privée ou publique, à côté des vues supérieures de l’homme d’état. Ces conceptions politiques elles-mêmes sont-elles toujours, comme on le répète, marquées au coin de la sagesse et de la profondeur ? Sans toucher au fond même du débat qui se vidait entre d’Épernon et lui, sans nous prononcer sur la question de savoir si le système du despotisme royal substitué au despotisme des grands a été ou non un heureux progrès pour la France, que de déviations, que de choquantes inconséquences ne pourrait-on pas relever dans la pratique de ce système par Richelieu ! Il ne voulait plus tolérer de sujet en état de tenir tête à la royauté : d’où vient qu’il a fait de véritables grands seigneurs de ses héritiers et de ses parens, comme la duchesse d’Aiguillon, les Vignerod, Brézé, Pontchâteau, La Meilleraye, tous pourvus de gouvernemens de province, de places fortes, de grandes charges inamovibles, sans parler d’une opulence qui suffisait à les rendre dangereux ? Était-il sûr d’être toujours là pour les contraindre à la soumission de simples hobereaux ? Quelle imprévoyante aberration encore que sa conduite envers les parlemens ! Avilir la justice, fouler aux pieds ses privilèges et son indépendance, qu’était-ce en fin de compte, sinon priver la royauté d’un auxiliaire utile dans sa lutte contre la haute aristocratie ? Plus Richelieu voulait écraser les restes du pouvoir féodal au profit de la couronne, plus il convenait de ménager à celle-ci le concours des institutions et des influences qui offraient à l’action royale un point d’appui sans lui créer d’entraves. L’erreur essentielle, le vice radical de la politique intérieure de Richelieu est de s’être proposé pour but l’anéantissement de toutes les forces vives de la nation. Parlons franc, système, vues d’ensemble, politique, tous ces mots n’ont que faire ici ; les seules passions d’un homme sont en jeu. Richelieu est de cette famille d’esprits, à laquelle appartient aussi d’Épernon, qui saisissent nécessairement l’empire et l’exercent despotiquement en vertu d’une loi de nature,