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il paya la clémence royale mérite plus justement peut-être les sévérités de l’histoire.

Il ne paraît guère douteux enfin que les souvenirs du passé plaidèrent puissamment en sa faveur. Moins bénigne qu’on ne croit, capable, elle aussi, hélas ! d’ingratitude et de sécheresse, l’âme d’Henri avait cependant ses mouvemens de sensibilité, ses prédilections irréfléchies et vainement combattues. Dire que d’Épernon fut l’objet d’une de ces prédilections a tout l’air d’un paradoxe, je ne l’ignore pas. S’il est un fait admis comme indiscutable, c’est, au contraire, l’inimitié réciproque de ces deux hommes. J’ai beau faire, je ne la trouve bien et dûment avérée que de la part de d’Épernon. Henri le jugeait sans indulgence ; il comprit vite, s’il avait pu mieux augurer de lui, que ce cœur de glace n’était accessible ni au repentir ni à la reconnaissance. Le roi le tint dès lors pour ennemi, — mais pourquoi ne pas admettre que l’homme ait gardé longtemps, toujours peut-être, du goût, un faible, une amitié involontaire et d’autant plus durable pour le compatriote qui lui avait rendu d’importans services, dont l’esprit le divertissait, et qui était pour lui avec Roquelaure le parlant souvenir de la première phase de sa jeunesse, le témoin de cette période pleine de contrastes et d’émotions où il avait fait, sous les dehors de l’insouciance et de l’étourderie, une si pénétrante étude des cours, où il avait échappé aux pièges de Catherine, succombé aux charmes de Mme de Sauve, converti les violences de Charles IX en irrésistible attrait de sympathie, rallié mystérieusement des amis, guetté l’heure de la délivrance, lentement mûri pour son labeur de roi, d’où un jour enfin il s’était élancé vers ses destinées, ayant à ses côtés ce même compagnon, prêt alors à lui donner sa vie ? Qui niera la puissance de ces liens formés aux heures sans fiel de la jeunesse ? Laissons là de tels argumens. Sur quoi s’appuie cette tradition de l’aversion prétendue d’Henri IV ? Il y a d’abord le mot dit par d’Épernon lui-même en réponse à des plaintes du roi sur sa flagrante hostilité : « Sire, votre majesté n’a pas de plus fidèle serviteur que moi ; mais, pour ce qui est de l’amitié, votre majesté sait bien qu’elle ne s’acquiert que par l’amitié. » Dans la bouche d’un serviteur vraiment fidèle comme Roquelaure ou de Vic, le propos serait concluant ; quelle portée a-t-il avec les sentimens connus de d’Épernon ? Je n’y vois pour ma part que l’aveu hautain de ces sentimens. Reste un témoignage contemporain des plus explicites, je l’avoue, — mais il est à peu près unique[1], — testis unus, testis nullus, — et c’est celui de

  1. Rohan, Mme Du Plessis-Mornay et Beauvais-Nangis, les seuls contemporains qu’on puisse citer comme corroborant Sully, se bornent tous trois à énoncer le fait sous cette même forme significative, mais sans commentaire ni preuves à l’appui. « Le roi n’aima point d’Épernon. » Rohan, gendre de Sully, ne saurait guère fortifier l’autorité des OEconomies. Mme Du Plessis-Mornay n’a jamais vu la cour ; elle est d’ailleurs froissée à juste titre de l’odieux billet écrit à d’Épernon après la conférence de Fontainebleau, et où Henri IV eut l’ingratitude d’humilier un serviteur comme Mornay pour faire bassement sa cour au chef du parti catholique. Quant à Beauvais-Nangis, héritier des griefs paternels contre d’Épernon, il compte à peine.