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malgré la prospérité que lui a donnée l’Angleterre. On ne remonte pas sans un sentiment mêlé de tristesse et d’orgueil le fleuve Saint-Laurent, cette merveille du monde où, le premier de tous, a paru notre pavillon ; on n’entre pas sans émotion dans Québec, qui garde encore en partie nos murailles, si glorieusement défendues que le vainqueur lui-même a consacré la gloire des défenseurs. Qui donc a dit, en présence de pareils témoins, que la France n’a rien su fonder ? Elle est encore vivante et bien aimée dans ces contrés lointaines, et nous avons pu nous convaincre que sa mémoire n’y périra pas. Ce ne sont pas des souvenirs épars, c’est une population tout entière qui garde notre religion, notre langue et nos usages ; elle s’étend dans tout le Canada, on la trouve jusqu’aux frontières des États-Unis. Il est rare qu’un de nos bâtimens de guerre se présente devant Québec ; le cas échéant, la ville est tout en fête. On se presse à bord, on entoure l’état-major et l’équipage des prévenances les plus affectueuses. « Nous venons voir nos gens, » disent les Canadiens en montant sur le pont, et rien n’est plus touchant que de les voir, avec leur bon sourire, parler à nos marins de cette patrie qu’ils aiment et conservent au fond du cœur sans l’avoir connue jamais. S’il est parfois douloureux, au lendemain de nos revers, de subir à l’étranger la pitié des uns et l’indifférence des autres, il est bien doux de s’arrêter, ne fût-ce que pendant un jour, dans un pays trop courtois pour blâmer ou pour plaindre ses hôtes, fidèle à la tradition de ses souvenirs et sincère dans son amitié.

On pense généralement à Québec que l’entrée de l’île de Terre-Neuve dans la confédération du Dominion ne se fera pas attendre plus de deux ans. La raison dominante de cette annexion se trouve dans la pauvreté de l’île anglaise, pauvreté qui rend impossible l’exploitation des mines, le percement des routes et l’exécution des travaux de nécessité première. Le crédit de la confédération couvrirait ses entreprises et lui permettrait de tirer un meilleur parti de son sol. Telle est à Terre-Neuve la manière de voir du parti le plus riche, et qui compte les futurs concessionnaires des gisemens miniers. Une autre opinion, répandue dans la classe laborieuse, soutenue par quelques hommes influens, ennemis jurés de notre droit de pêche, redoute l’augmentation des taxes, la réduction des pouvoirs de la législation locale, et s’oppose à l’annexion. Il existe en outre un troisième parti qui, tout en voulant le maintien de l’autorité administrative, affiche ouvertement ses sympathies pour les États-Unis ; c’est à son influence qu’il faut attribuer l’adhésion du parlement au traité de Washington, dont une des clauses ouvre aux pêcheurs américains les eaux territoriales de l’île de Terre-Neuve. Quant à l’Angleterre, tout semble indiquer qu’elle verrait sans déplaisir l’incorporation de sa colonie dans l’état du Dominion. L’into-