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même point. C’est qu’une fois affranchi de l’autorité qui maintenait l’unité de la foi, le raskol, pas plus que le protestantisme, n’a pu constituer d’autorité dans son sein, que par là il a été malgré lui voué à la liberté des opinions, aux fantaisies individuelles, et par suite à la diversité, à l’anarchie.

Peu de révolutions religieuses ont été dans leurs conséquences aussi complexes que le raskol, aucune n’a été plus simple dans sa cause première. Les sectes innombrables qui depuis deux siècles s’agitent dans le peuple russe ont pour la plupart un même point de départ, la correction des livres liturgiques. Toutes ces branches sont sorties d’une même souche : quelques sectes seulement, non les moins curieuses, il est vrai, sont antérieures ou étrangères à la réforme de la liturgie. En Russie comme partout, le moyen âge eut ses hérésies ; les plus anciennes purent naître avant la conquête mongole, au contact des Grecs ou des Slaves, au contact en particulier des ancêtres ou des frères orientaux de nos albigeois, les bogomiles bulgares. D’autres hérésies naquirent plus tard dans le nord sur le territoire de Novgorod au contact des marchands européens ou juifs. De la plupart, il ne reste guère que le nom, les martinovtsy, les strigolniki, les judaïsans, etc. Toutes ces sectes étaient à leur fin lorsqu’éclata le raskol, qui recueillit dans son sein les croyances informes en germe au fond du peuple russe. Quelques-unes de ces anciennes hérésies, les strigolniki par exemple, semblent même, après avoir disparu de l’histoire, reparaître dans certaines sectes contemporaines comme si durant plusieurs siècles elles eussent suivi un chemin souterrain.

Dans ces obscures querelles du moyen âge se montre déjà le principe fondamental du raskol, le culte minutieux de la lettre, le formalisme. « En telle année, dit un annaliste de Novgorod du XVe siècle, certains philosophes commencèrent à chanter : O Seigneur, ayez pitié de nous, tandis que d’autres disaient : Seigneur, ayez pitié de nous[1]. » Le raskol est tout entier dans cette remarque ; c’est de controverses de ce genre qu’est né le schisme qui déchire l’église russe. Pour ce peuple, les invocations religieuses étaient comme des formules magiques dont la moindre altération eût détruit l’effet. Gardant sous l’enveloppe chrétienne le sentiment païen, le Moscovite croyait à la vertu de certaines paroles, de certains gestes. Il semble que pour lui le prêtre soit resté une sorte de chaman, les cérémonies des enchantemens, et toute la religion une sorcellerie. L’attachement aux rites, à l’obriad, comme disent les Russes, est

  1. Schédo-Ferroti, le Schisme et la tolérance religieuse, p. 33. Il s’agit là du Gospodi pomiloui, l’équivalent de notre Kyrie eleison, qui revient sans cesse dans les prières russes. De semblables discussions sur l’Alléluia ou d’autres formes de prière se rencontrent également longtemps avant l’explosion du raskol.