Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/129

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sur les graves de l’île et des îlots voisins, et préparée sur les « habitations ». — « L’habitation » est tout un petit monde : à la tête se trouve un gérant, représentant de l’armateur, chargé d’acheter le poisson, de le faire sécher et de fréter les navires pour son expédition ; il a sous ses ordres un personnel de « graviers » plus ou moins considérable qui, du matin au soir, s’occupent du séchage, travail délicat, exigeant un sens spécial que seule peut donner l’expérience. Il faut choisir son jour, exposer la morue au soleil sur des claies disposées ad hoc, la retourner à l’heure voulue, la mettre en tas quand vient le soir, et la couvrir pour la préserver de l’humidité de la nuit ; il faut surtout, et c’est là le grand art, savoir apprécier la dose de chaleur qui lui convient ; qu’elle reçoive un coup de soleil, elle s’échauffe, et tout est perdu ! Quand elle est sèche, on l’arrime en barils et on l’expédie principalement aux colonies. Les Antilles et l’île Bourbon en font une grande consommation ; les nègres en raffolent, les créoles ne la dédaignent pas. La morue de provenance américaine fait à la nôtre une concurrence sérieuse ; sans les droits qui la frappent à son entrée dans les colonies, elle y primerait facilement nos produits. Les « habitations » sont nombreuses à Saint-Pierre, plusieurs d’entre elles n’emploient pas moins de 150 hommes ; elles s’établissent sur le rivage ; on y travaille sans relâche. Nous avons parlé des « graviers : » le côté saillant de leur caractère est l’horreur de la propreté. C’est en vain qu’on leur délivre chaque jour de l’eau pour y laver leurs vêtemens et leurs personnes ; dès qu’ils ont une heure de liberté, ils en profitent pour se battre ou pour dormir. La population flottante que la saison de pêche ramène tous les ans est naturellement pour le pays un élément de prospérité ; la présence des Anglais qui viennent apporter la boitte à nos pêcheurs ajoute encore à ses revenus ; ils s’approvisionnent dans nos magasins de vêtemens, de vivres, d’engins de pêche, et laissent dans la place une partie de l’argent que leur a valu leur trafic. C’est par millions que se chiffrent les affaires traitées dans la colonie ; elle n’en est pas beaucoup plus riche ; les travaux d’utilité publique, routes, améliorations du port, montage des phares et des signaux de brume, y sont exécutés par les équipages et les mécaniciens de la division navale ; son budget, subventionné par la métropole, suffit à peine à ses premiers besoins.

Le traité d’Utrecht, qui enlevait à la France l’Acadie et l’île de Terre-Neuve, nous conservait le droit de pêcher et de sécher le poisson sur une étendue de 200 lieues de côtes comprises entre le cap Bonavista (côte est) et la pointe Riche (côte ouest) en passant par le nord. Nous devenions en même temps maîtres absolus de l’île du cap Breton et libres de nous y fortifier. Ces stipulations sont établies par l’article 13 du traité. Remarquons qu’il n’existait en 1713